La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mercredi 4 avril 2012

le journal de tempo n°26, chronique d'un chien presqu'humain


Ce soir c’est le réveillon de Noël. A la maison, on n’a ni sorti la crèche, ni monté de sapin, ni accroché de houx, ni frisé de bolduc autour des cadeaux. Ce soir est un réveillon sans réveillon, un réveillon où veiller ne serait que regretter, navigué dans un passé loin derrière, un passé resté à l’état de l’été ; je vais et viens dans le jardin sans savoir comment un Noël sans joie et sans rires survit au lendemain. Mam’hum me manque comme la voyelle au mot, comme le mot à la phrase, comme la phrase à la déclaration d’amour ; je voudrais pour savoir comment j’ai réussi à vivre sans, être à la fin de mes jours.
A la sempiternelle question de savoir ce qu’organisent les gens pour les fêtes, Pap’hum a dit qu’il ne faisait rien. Et dans ce rien, sont avalés comme par un syphon, les atours des fêtes de l’année dernière. Souvenez-vous, nous étions montés tous les trois sur le continent - quelle aventure ! - et nous avions traversé une France enneigée, aux sapins chargés de givre et de pommes de multiples les couleurs, croisé plus de Pères Noël que les légendes en contiennent et enfin arrivés à bon port, pris possession de cette veillée, petite armée familiale, dos aux batailles, tous ensemble prêts à l’avenir radieux d’être réunis pour quelques jours de magie partagée. Je regardais Mam’hum, dans sa robe folklorique venue d’un pays incertain suffisant à évoquer les steppes, la route de la soie qui s’emprunte chargés d’étoffes brodées, j’admirais ces jolies simagrées, faites pour agiter les grelots et tournoyer les rubans, donnant vrai volume à la beauté de sa personne. Elle distribuait le pudding de Noël confectionné pendant l’avent en parts presque égales, attentive à satisfaire autant les plus gourmands que les plus délicats ; et cette image, elle penchée vers les assiettes, déposant chaque tranche d’un geste précis représente à elle seule Mam’hum, archétype de la mère nourricière. A cet instant, intuition prémonitoire que nous avons tous dans ces moments de bonheur absolu qui se confond avec un profond sentiment d’existence, je savais que rien par la suite ne pourrait supplanter ma béatitude. En effet. A l’heure où je vous parle, alors que je me remémore la recette du pudding avec amertume – il cuit pendant huit heures - je considère le frigidaire vide. Pap’hum a pris une demi-journée de congé pour s’allonger sur le canapé et gribouiller de longues suites de chiffres dans des carrés de sudoku. Est-ce une façon de se préparer à la venue du petit Jésus ? Partout et de tout temps, les hommes célèbrent l’équinoxe car enfin les jours vont commencer à rallonger, la lumière l’emporter sur la nuit et le soleil gagner minute après minute mon cœur tout flapi. Mais non, Pap’hum, indifférent aux grandes cérémonies qui mettent  l’homme à la taille de l’univers, calculent la somme de ses rangées de chiffres : 6+3 = 9 ; 1 + 8 = 9 ; 5 + 4 = 9 ; partout il note des 9, 9, 9 ; le sudoku est fini… Mais j’y pense, oui, bien sûr, le 9 est le chiffre du renouveau ; enfin 9, quoi, c’est neuf ! Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? Cher petit Pap’hum, c’est donc par l’arithmétique qu’il en appelle à la grandeur du solstice, au mystère de Dieu fait homme !
Oh, attendez ! Le téléphone sonne !  Pap’hum lâche le sudoku, cherche ses chaussons en vitesse mais non, ne perdons pas de temps, il court pieds nus vers le téléphone, il court car il sent bien l’urgence, la raison d’être présent : c’est Mam’hum ! Son numéro s’est affiché sur le combiné, Pap’hum prend la communication, prend la voix de Mam’hum contre sa joue, c’est comme un courant d’air chaud, la poudre dorée du sirocco. J’aboie de tout mon être, mam’hum, écoute-moi ! J’aboie autant que je peux, bien davantage que lorsqu’un inconnu toque à la porte car là, l’inconnu est insupportable, je veux savoir ce qui se dit, ce qui advient, je veux lui parler moi aussi, lui dire que pour Noël je lui offrirai bien volontiers mon assiette de croquettes, que peu m’importe de dormir le ventre vide et la dent creuse si elle vient nous embrasser ce soir car d’un coup je pense à la magie de Noël, à tout ce qui peut encore se produire, aux miracles du petit Jésus et aux prières que dans le secret de ma foi de chien je récite au coucher quand Pap’hum après m’avoir brossé, ferme la porte derrière lui et que je me retrouve alors dans le noir avec pour seul rai de lumière l’espoir de la voir le lendemain. Mais je n’attendrai pas ce soir, je n’attendrai pas l’espoir, non, je n’ai que mépris pour l’attente, cette fille trop charmeuse pour être honnête, car j’ai subitement la révélation que ce Noël si mal commencé va refaire son début, Pap’hum vient de se précipiter sur le sudoku et l’envoie voler en l’air, de même pour ses chaussons : il les récupère de dessous le canapé et dans un cri de joie se met à jongler avec ; du coup, je me pique au jeu et saute autour de lui et dans le même élan dont la cause est entendue nous batifolons à saute-chaussons. Mam’hum vient passer Noël avec nous : hip hip hourra ! Mam’hum va dormir ici : hip hip hourra ! Mam’hum apporte son violon : hip hip hourra ! Mam’hum a mis sa robe du Caucase, la voilà, je l’entends monter les escaliers, ouvrir le petit portillon, toquer et dire c’est moi pour ne pas m‘effrayer et être confondue avec de l’inconnu. Mais moi je sais, même quand elle ne dit rien pour s’annoncer, je reconnais sa façon bien à elle de frapper à une porte d‘entrée, trois petits coups brefs et réguliers, un petit tempo allegro qui sied aux menuets de Mozart. Pap’hum ouvre la porte, je me faufile entre eux deux et je vais pour l’accueillir à raison de cabrioles, de pas de côté, mais au dernier moment alors que dans mes muscles se rassemble l’énergie du bond, quelque chose me stoppe, ce quelque chose n’est ni sa mise de princesse ni les protestations de Pap’hum, c’est tout simplement le sentiment de la gravité qui passe de ses yeux aux miens et l’expérience du manque qui diminue d’intensité, diminue, diminue encore et  finit pas cesser  tout à fait. De ce manque monte la phrase tant entendue, tant interrogée et tant fatiguée mais ici, entre elle et moi, rien de l’usure du monde ne peut nous blesser : Je t’aime Mam’hum ; je le dis avec la solennité de celui qui l’a inventée. 


FIN