Ce
soir c’est le réveillon de Noël. A la maison, on n’a ni sorti la crèche, ni
monté de sapin, ni accroché de houx, ni frisé de bolduc autour des cadeaux. Ce
soir est un réveillon sans réveillon, un réveillon où veiller ne serait que
regretter, navigué dans un passé loin derrière, un passé resté à l’état de
l’été ; je vais et viens dans le jardin sans savoir comment un Noël sans
joie et sans rires survit au lendemain. Mam’hum me manque comme la voyelle au
mot, comme le mot à la phrase, comme la phrase à la déclaration d’amour ;
je voudrais pour savoir comment j’ai réussi à vivre sans, être à la fin de mes
jours.
A
la sempiternelle question de savoir ce qu’organisent les gens pour les fêtes,
Pap’hum a dit qu’il ne faisait rien. Et dans ce rien, sont avalés comme par un
syphon, les atours des fêtes de l’année dernière. Souvenez-vous, nous étions
montés tous les trois sur le continent - quelle aventure ! - et nous
avions traversé une France enneigée, aux sapins chargés de givre et de pommes
de multiples les couleurs, croisé plus
de Pères Noël que les légendes en contiennent et enfin arrivés à bon port, pris
possession de cette veillée, petite armée familiale, dos aux batailles, tous
ensemble prêts à l’avenir radieux d’être réunis pour quelques jours de magie
partagée. Je regardais Mam’hum, dans sa robe folklorique venue d’un pays
incertain suffisant à évoquer les steppes, la route de la soie qui s’emprunte
chargés d’étoffes brodées, j’admirais ces jolies simagrées, faites pour agiter
les grelots et tournoyer les rubans, donnant vrai volume à la beauté de sa
personne. Elle distribuait le pudding de Noël confectionné pendant l’avent en
parts presque égales, attentive à satisfaire autant les plus gourmands que les
plus délicats ; et cette image, elle penchée vers les assiettes, déposant
chaque tranche d’un geste précis représente à elle seule Mam’hum, archétype de
la mère nourricière. A cet instant, intuition prémonitoire que nous avons tous
dans ces moments de bonheur absolu qui se confond avec un profond sentiment
d’existence, je savais que rien par la suite ne pourrait supplanter ma
béatitude. En effet. A l’heure où je vous parle, alors que je me remémore la
recette du pudding avec amertume – il cuit pendant huit heures - je considère
le frigidaire vide. Pap’hum a pris une demi-journée de congé pour s’allonger
sur le canapé et gribouiller de longues suites de chiffres dans des carrés de
sudoku. Est-ce une façon de se préparer à la venue du petit Jésus ? Partout
et de tout temps, les hommes célèbrent l’équinoxe car enfin les jours vont
commencer à rallonger, la lumière l’emporter sur la nuit et le soleil gagner
minute après minute mon cœur tout flapi. Mais non, Pap’hum, indifférent aux
grandes cérémonies qui mettent l’homme à
la taille de l’univers, calculent la somme de ses rangées de chiffres :
6+3 = 9 ; 1 + 8 = 9 ; 5 + 4 = 9 ; partout il note des 9, 9,
9 ; le sudoku est fini… Mais j’y pense, oui, bien sûr, le 9 est le chiffre
du renouveau ; enfin 9, quoi, c’est neuf ! Comment n’y avais-je pas songé
plus tôt ? Cher petit Pap’hum, c’est donc par l’arithmétique qu’il en
appelle à la grandeur du solstice, au mystère de Dieu fait homme !
Oh,
attendez ! Le téléphone sonne !
Pap’hum lâche le sudoku, cherche ses chaussons en vitesse mais non, ne
perdons pas de temps, il court pieds nus vers le téléphone, il court car il
sent bien l’urgence, la raison d’être présent : c’est Mam’hum ! Son
numéro s’est affiché sur le combiné, Pap’hum prend la communication, prend la
voix de Mam’hum contre sa joue, c’est comme un courant d’air chaud, la poudre
dorée du sirocco. J’aboie de tout mon être, mam’hum, écoute-moi ! J’aboie
autant que je peux, bien davantage que lorsqu’un inconnu toque à la porte car
là, l’inconnu est insupportable, je veux savoir ce qui se dit, ce qui advient, je
veux lui parler moi aussi, lui dire que pour Noël je lui offrirai bien
volontiers mon assiette de croquettes, que peu m’importe de dormir le ventre
vide et la dent creuse si elle vient nous embrasser ce soir car d’un coup je
pense à la magie de Noël, à tout ce qui peut encore se produire, aux miracles
du petit Jésus et aux prières que dans le secret de ma foi de chien je récite
au coucher quand Pap’hum après m’avoir brossé, ferme la porte derrière lui et
que je me retrouve alors dans le noir avec pour seul rai de lumière l’espoir de
la voir le lendemain. Mais je n’attendrai pas ce soir, je n’attendrai pas
l’espoir, non, je n’ai que mépris pour l’attente, cette fille trop charmeuse
pour être honnête, car j’ai subitement la révélation que ce Noël si mal
commencé va refaire son début, Pap’hum vient de se précipiter sur le sudoku et
l’envoie voler en l’air, de même pour ses chaussons : il les récupère de
dessous le canapé et dans un cri de joie se met à jongler avec ; du coup,
je me pique au jeu et saute autour de lui et dans le même élan dont la cause
est entendue nous batifolons à saute-chaussons. Mam’hum vient passer Noël avec
nous : hip hip hourra ! Mam’hum va dormir ici : hip hip hourra !
Mam’hum apporte son violon : hip hip hourra ! Mam’hum a mis sa robe
du Caucase, la voilà, je l’entends monter les escaliers, ouvrir le petit portillon, toquer et dire c’est moi pour ne pas m‘effrayer et être confondue
avec de l’inconnu. Mais moi je sais, même quand elle ne dit rien pour
s’annoncer, je reconnais sa façon bien à elle de frapper à une porte d‘entrée,
trois petits coups brefs et réguliers, un petit tempo allegro qui sied aux
menuets de Mozart. Pap’hum ouvre la porte, je me faufile entre eux deux et je
vais pour l’accueillir à raison de cabrioles, de pas de côté, mais au dernier
moment alors que dans mes muscles se rassemble l’énergie du bond, quelque chose
me stoppe, ce quelque chose n’est ni sa mise de princesse ni les protestations
de Pap’hum, c’est tout simplement le sentiment de la gravité qui passe de ses
yeux aux miens et l’expérience du manque qui diminue d’intensité, diminue,
diminue encore et finit pas cesser tout à fait. De ce manque monte la phrase
tant entendue, tant interrogée et tant fatiguée mais ici, entre elle et moi,
rien de l’usure du monde ne peut nous blesser : Je t’aime Mam’hum ; je le
dis avec la solennité de celui qui l’a inventée.
FIN