La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

jeudi 30 août 2012

Bruits - chapitre 1


1.
Il est arrivé à tout le monde de tomber. Que l’on soit jeune ou vieux, on tombe. Se laisser aller à rêver ? Et tout devient obstacle ; ne serait-ce qu’un coin de trottoir insignifiant vous étale sur la chaussée ; une boite de coca ? Et c’est le K.O. On tombe, à genoux, de tout son long, les quatre fers en l’air. Les statistiques sont éloquentes : à Paris, toutes les secondes, quelqu’un s’écroule pour des motifs connus ou inconnus. On s’éclate l’arcade sourcilière, on se pète une cheville, on part en vol plané ; le pantalon est déchiré, le blouson bon à jeter.
Tomber, quand on est vermoulu. En soixante-dix ans, combien un homme peut-il avoir de kilomètres au compteur, de randonnées du coeur, de marches forcées pour aller bosser ? Un nombre effrayant à faire sauter un podomètre, si tout y était enregistré. Toutes ces allées et venues dans les couloirs de l’existence, un jour ou l’autre, font trébucher.
Lorsqu’on fait les quatre cents coups, on l’a quand même cherché. On se ramasse, on s’essuie, on guette les témoins ; l’entorse n’était pas loin, on rigole, on s’en fout. Le corps, c’est un joujou. Il rime avec cailloux.
Tomber, pourtant rien ne vous flanque par terre : c’est la chute paradoxale, gratuite et pernicieuse, attirant la méfiance de la médecine du travail. Accident involontaire ou excentricité pour se faire remarquer ?
Tomber amoureux. La chute aussi fait mal. L’ordinaire se casse en morceaux. Avant, le temps était pimpant, chic et achevé ; les heures se laissaient ficeler dans des activités bien ordonnées. Il y avait celles pour travailler, pour faire du thé, pour la télé, l’aspirateur, la bonne cuisine au beurre, l’arrosage des pots de fleurs... On distinguait l’urgent non important de l’important non urgent. En un mot, l’efficacité. Les gens jalousaient vos capacités, facultés, facilités. En une journée, vous abattiez de prodigieuses corvées. Le soir, en vous couchant, souvenez-vous, vous étiez fatiguée. Surtout, le désir de dormir fichait la paix à vos voisins de palier. Votre système nerveux parasympathique prenait le dessus après minuit, vos nuits étaient végétatives et vous m’étiez plus sympathique. Exténuée, vous pouviez même ronfler tandis que les ondes thêta berçaient votre hypophyse comme un bébé.
C’était le bon temps. La belle époque de l’élimination toxémique de votre organisme tandis que vous dormiez. Vos nuits étaient de sable. Votre silence était aimable.
L’aspirateur, maintenant, c’est en pleine nuit parce que vous vous êtes mise à vibrer pour un homme soi-disant votre parfaite moitié ou tiens, le téléphone n’aura pas sonné, le dernier tête-à-tête se sera mal passé. Résultat, c’est l’insomnie. Le bruit est votre vengeance ; les acariens, votre délivrance. Vous chahutez la surface corrigée, vous voudriez raser votre moquette comme crâne de bénédictin que vous ne prendriez pas d’autres soins. Sur les tapis vous insistez. Tentures, rideaux, jetés se dépoussièrent en douceur : vous changez les tubes pour des suceurs. Par chance, aucun de ces instruments de malheur n’est encore muni d’accélérateur, sans quoi, cette frénésie serait du ménage à réaction. Il est trois heures du matin. Je plains vos voisins. En fait, je me plains. Je suis votre voisin. Entre vous et moi, un mur : le mur du son, nulle autre meilleure expression.
Encore hier, vous marchiez sur la pointe des pieds, vous coupiez le son des spots de publicité, un demi-poumon vous aurait suffi pour respirer. Comme j’aimais votre petit air sage, vos manières bien élevées... Quand on se croisait sur le palier, on se disait bonjour dans un cliquetis de trousseaux de clés. Puis vous vous esquiviez.
L’été, par les fenêtres grandes ouvertes, nous partagions les mêmes courants d’air ; limpides, ils exportaient vos jolis bruits chez moi, ils pollénisaient le silence et fécondaient l’absence. La goutte d’eau du lavabo, les soupirs des coussins, la vapeur du fer à repasser... j’en reconnaissais la provenance, j’en enviais la douceur.  Qu’ils échappent à votre volonté ou qu’ils prolongent vos pensées en murmures matérialisés, vos bruits m’étaient compatibles ; en receveur universel, je supportais la transfusion.
Comprenez, cette privauté que vous m’imposez aujourd’hui est doublement déplacée par l’anachronisme fâcheux qu’en même temps vous commettez : nous ne sommes pas en été, nous sommes le 2 novembre ; dehors, il gèle à pierre fendre et vos fenêtres sont fermées. Mesure de protection dont je ne peux vous tenir rigueur, un froid polaire ne s’échange pas avec la même gaieté qu’un petit vingt-cinq degrés.
Alors, que s’est-il passé, grands dieux ? Pourquoi, subitement, avoir tout bouleversé ? Vous pensiez peut-être que je serais assez loin pour ne rien remarquer ? Mais, enfin, comment interpréter votre fièvre ménagère autrement que par un sérieux dérèglement métabolique vous mettant vous-même en danger ?
Encore hier, je vivais en paix, sans cette conscience intolérable que derrière la cloison du salon, un être changeait. Pourtant, quelque chose clochait. C’était votre jour de congé. D’abord, vous vous êtes levée plus tôt que d’habitude, il devait être sept heures. Premier indice d’un trouble que je ne pouvais pas encore qualifier. Puis, j’ai entendu le même disque toute la journée. Un : j’en ai déduit que votre chaîne offrait les commodités de la position repeat - ce qui ne me renseignait pas prodigieusement sur les mobiles de votre comportement - ; deux : que cette irrésistible compulsion m’amènerait à plus de souffrances que de déductions ; retenons que la chanson vous plongeait ou dans le délire ou dans l’extase. A dire vrai, les deux effets se manifestaient par alternance, tantôt vous dansiez dans l’égarement le plus complet, tantôt vous restiez prostrée à genoux devant votre chaîne hi-fi comme si la voix était celle de la Vierge Marie, reconvertie aux variétés, blasée des apparitions en privé. Habiter le tambour d’une machine à laver m’eut semblé plus supportable. En fin de journée, l’encéphale en bouillie et les nerfs en charpie, ma fureur moussait, débordant des joints de mon cerveau.

Cela dit, quels reproches pourrait-on vous faire ? Tomber amoureux n’est pas interdit. Cette certitude m’a été confirmée à la lecture de notre règlement de copropriété, il n’existe aucune clause résolutoire ou pénale en cas de sinistre amoureux. L’amour résiste à toute ordonnance. En foi de quoi, aucune indemnité destinée à dédommager du préjudice provoqué par l’occupation abusive du silence et faisant obstacle à l’exercice des droits des habitants, n’est envisageable. La promiscuité est  fatalité.

Pour seule riposte à cette intimité de la mitoyenneté - jadis, pacifique mais à présent exaspérante - souffrez que je m’abandonne à la confusion que vous m’inspirez.