1.
Il est arrivé à tout le monde de tomber. Que l’on soit jeune ou vieux, on tombe. Se laisser aller à rêver ? Et tout devient obstacle ; ne serait-ce qu’un coin de trottoir insignifiant vous étale sur la chaussée ; une boite de coca ? Et c’est le K.O. On tombe, à genoux, de tout son long, les quatre fers en l’air. Les statistiques sont éloquentes : à Paris, toutes les secondes, quelqu’un s’écroule pour des motifs connus ou inconnus. On s’éclate l’arcade sourcilière, on se pète une cheville, on part en vol plané ; le pantalon est déchiré, le blouson bon à jeter.
Il est arrivé à tout le monde de tomber. Que l’on soit jeune ou vieux, on tombe. Se laisser aller à rêver ? Et tout devient obstacle ; ne serait-ce qu’un coin de trottoir insignifiant vous étale sur la chaussée ; une boite de coca ? Et c’est le K.O. On tombe, à genoux, de tout son long, les quatre fers en l’air. Les statistiques sont éloquentes : à Paris, toutes les secondes, quelqu’un s’écroule pour des motifs connus ou inconnus. On s’éclate l’arcade sourcilière, on se pète une cheville, on part en vol plané ; le pantalon est déchiré, le blouson bon à jeter.
Tomber,
quand on est vermoulu. En soixante-dix ans, combien un homme peut-il avoir de
kilomètres au compteur, de randonnées du coeur, de marches forcées pour aller
bosser ? Un nombre effrayant à faire sauter un podomètre, si tout y était
enregistré. Toutes ces allées et venues dans les couloirs de l’existence, un
jour ou l’autre, font trébucher.
Lorsqu’on
fait les quatre cents coups, on l’a quand même cherché. On se ramasse, on
s’essuie, on guette les témoins ; l’entorse n’était pas loin, on rigole, on
s’en fout. Le corps, c’est un joujou. Il rime avec cailloux.
Tomber,
pourtant rien ne vous flanque par terre : c’est la chute paradoxale, gratuite
et pernicieuse, attirant la méfiance de la médecine du travail. Accident involontaire
ou excentricité pour se faire remarquer ?
Tomber
amoureux. La chute aussi fait mal. L’ordinaire se casse en morceaux. Avant, le
temps était pimpant, chic et achevé ; les heures se laissaient ficeler dans des
activités bien ordonnées. Il y avait celles pour travailler, pour faire du thé,
pour la télé, l’aspirateur, la bonne cuisine au beurre, l’arrosage des pots de
fleurs... On distinguait l’urgent non important de l’important non urgent. En
un mot, l’efficacité. Les gens jalousaient vos capacités, facultés, facilités.
En une journée, vous abattiez de prodigieuses corvées. Le soir, en vous
couchant, souvenez-vous, vous étiez fatiguée. Surtout, le désir de dormir
fichait la paix à vos voisins de palier. Votre système nerveux parasympathique
prenait le dessus après minuit, vos nuits étaient végétatives et vous m’étiez
plus sympathique. Exténuée, vous pouviez même ronfler tandis que les ondes
thêta berçaient votre hypophyse comme un bébé.
C’était
le bon temps. La belle époque de l’élimination toxémique de votre organisme
tandis que vous dormiez. Vos nuits étaient de sable. Votre silence était
aimable.
L’aspirateur,
maintenant, c’est en pleine nuit parce que vous vous êtes mise à vibrer pour un
homme soi-disant votre parfaite moitié ou tiens, le téléphone n’aura pas sonné,
le dernier tête-à-tête se sera mal passé. Résultat, c’est l’insomnie. Le bruit
est votre vengeance ; les acariens, votre délivrance. Vous chahutez la surface
corrigée, vous voudriez raser votre moquette comme crâne de bénédictin que vous
ne prendriez pas d’autres soins. Sur les tapis vous insistez. Tentures,
rideaux, jetés se dépoussièrent en douceur : vous changez les tubes pour des
suceurs. Par chance, aucun de ces instruments de malheur n’est encore muni
d’accélérateur, sans quoi, cette frénésie serait du ménage à réaction. Il est
trois heures du matin. Je plains vos voisins. En fait, je me plains. Je suis
votre voisin. Entre vous et moi, un mur : le mur du son, nulle autre meilleure
expression.
Encore
hier, vous marchiez sur la pointe des pieds, vous coupiez le son des spots de
publicité, un demi-poumon vous aurait suffi pour respirer. Comme j’aimais votre
petit air sage, vos manières bien élevées... Quand on se croisait sur le palier,
on se disait bonjour dans un cliquetis de trousseaux de clés. Puis vous vous
esquiviez.
L’été,
par les fenêtres grandes ouvertes, nous partagions les mêmes courants d’air ;
limpides, ils exportaient vos jolis bruits chez moi, ils pollénisaient le silence
et fécondaient l’absence. La goutte d’eau du lavabo, les soupirs des coussins,
la vapeur du fer à repasser... j’en reconnaissais la provenance, j’en enviais la douceur. Qu’ils échappent à votre
volonté ou qu’ils prolongent vos pensées en murmures matérialisés, vos bruits
m’étaient compatibles ; en receveur universel, je supportais la transfusion.
Comprenez,
cette privauté que vous m’imposez aujourd’hui est doublement déplacée par
l’anachronisme fâcheux qu’en même temps vous commettez : nous ne sommes pas en
été, nous sommes le 2 novembre ; dehors, il gèle à pierre fendre et vos
fenêtres sont fermées. Mesure de protection dont je ne peux vous tenir rigueur,
un froid polaire ne s’échange pas avec la même gaieté qu’un petit vingt-cinq
degrés.
Alors,
que s’est-il passé, grands dieux ? Pourquoi, subitement, avoir tout bouleversé
? Vous pensiez peut-être que je serais assez loin pour ne rien remarquer ?
Mais, enfin, comment interpréter votre fièvre ménagère autrement que par un
sérieux dérèglement métabolique vous mettant vous-même en danger ?
Encore
hier, je vivais en paix, sans cette conscience intolérable que derrière la
cloison du salon, un être changeait. Pourtant, quelque chose clochait. C’était
votre jour de congé. D’abord, vous vous êtes levée plus tôt que d’habitude, il
devait être sept heures. Premier indice d’un trouble que je ne pouvais pas
encore qualifier. Puis, j’ai entendu le même disque toute la journée. Un : j’en ai
déduit que votre chaîne offrait les commodités de la position repeat - ce qui ne me renseignait pas
prodigieusement sur les mobiles de votre comportement - ; deux : que cette
irrésistible compulsion m’amènerait à plus de souffrances que de déductions ;
retenons que la chanson vous plongeait ou dans le délire ou dans l’extase. A
dire vrai, les deux effets se manifestaient par alternance, tantôt vous dansiez
dans l’égarement le plus complet, tantôt vous restiez prostrée à genoux devant
votre chaîne hi-fi comme si la voix était celle de la Vierge Marie, reconvertie
aux variétés, blasée des apparitions en privé. Habiter le tambour d’une machine
à laver m’eut semblé plus supportable. En fin de journée, l’encéphale en bouillie
et les nerfs en charpie, ma fureur moussait, débordant des joints de mon cerveau.
Cela
dit, quels reproches pourrait-on vous faire ? Tomber amoureux n’est pas
interdit. Cette certitude m’a été confirmée à la lecture de notre règlement de
copropriété, il n’existe aucune clause résolutoire ou pénale en cas de sinistre
amoureux. L’amour résiste à toute ordonnance. En foi de quoi, aucune indemnité destinée à dédommager du
préjudice provoqué par l’occupation abusive du silence et faisant obstacle à
l’exercice des droits des habitants, n’est envisageable. La promiscuité
est fatalité.
Pour
seule riposte à cette intimité de la mitoyenneté - jadis, pacifique mais à
présent exaspérante - souffrez que je m’abandonne à la confusion que vous
m’inspirez.