La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mardi 29 novembre 2011

le journal de Tempo n°9, chronique d'un chien presqu'humain

J-6
Le compte à rebours a commencé, Mam’hum en est tout émoustillée. Et que je te frotte par ci et que je t’astique par là. Sans éponge, hélas !, qui sont, depuis le jour où j’en ai déniapé quatre, proscrites à la maison. Autre signe de visite imminente : le congélateur se remplit de sorbets, glaces et granités pour rafraîchir la maisonnée et flatter les palais. J’attends mon sorbet aux croquettes comme le dromadaire mammelouk perdu dans le désert.
J’ai hâte de rencontrer – pour la première fois – mes cousins ultrasonistes dont parle tant Mam’hum, laquelle redouble de coups d’archet tirés-poussés, poussés-tirés pour imprégner les murs d’arpèges de bienvenue.
J’imagine leur arrivée, à l’aéroport d’Ajaccio. Les gens se pressent et se bousculent, se hissent sur la pointe des pieds ; Mam’hum m’ordonne de rester assis en chien très bien élevé, tandis que son corps se balance du pied droit au pied gauche, le cou  tendu vers les visages aimés. Ah ! Les voilà ! Léo porte autour du cou une pochette Air France avec ses papiers d’identité, et arbore l’air fier de ceux qui viennent de loin. Juliette, grande et belle jeune fille, porte sur la foule un œil un peu distant ; l’adolescence a ce privilège de créer du retrait entre soi et les autres sans que ceux-là ne s’en offusquent. Ils se frayent un chemin, main dans la main - au sens figuré, à leur âge on occupe seul son espace vital. Ils se rapprochent, Mam’hum leur fait signe tandis qu’elle se répète la phrase d’accueil qui convient au moment. J’agite mon fouet, signe de joie mêlée d’appréhension. Et si ces enfants n’aimaient pas les chiens ? A l’évocation des saints martyrs que le calendrier des canidés célèbrent dans la clandestinité, un frisson me parcourt l’échine. Vais-je grossir ces rangs d’innocents, victime de maltraitance commise par d’affreux garnements dont la perversion n’aurait d’égale que l’imagination ? Je couche mes oreilles, je n’ai plus un poil de sec. Ils se rapprochent. Mam’hum m’ignore totalement. Pap’hum court devant. Je me sens subitement seul dans cette foule d’humains dont les codes sont impénétables, les enfants, cruels, les parents, indifférents. Oh ! Un chien, la-bas ! Il tourne la tête vers moi. Une chienne ?! Qu’elle est belle ! Une robe lisse bien ondulée, une subite rougeur me monte aux oreilles. Pieds ronds, épaules bien inclinées, cuisses musclées, la golden rétriever de compétition ! D’un coup, je sens toute ma rusticité. Quand m’inscrira-t-on aux cours d’agility ? Je n’ai pas l’intention de rester pataud toute ma vie ! Je tire sur ma laisse. Mam’hum grogne quelque chose qui ressemble à une injonction. Fi de toute aliénation, je tire, tire jusqu’à lui faire décoller les talons de ses tongs, j’affirme l’adulte sexué qui s’éveille en moi. Les enfants sortent de la bousculade, le danger est imminent. Ils ont chacun un étui à violon. Et si c‘était une arme ? Un fusil avec lequel on tire les sangliers au motif de régulation écologique ?! Je crois que je vais faire pipi. Mais ma jolie golden me sourit, si elle veut bien m’épouser, elle s’appellera Tempête et nous aurons ensemble de nombreux Tempopettes. Je contracte ce qu’il faut pour éviter les ennuis. Je réussi à ne pas faire pipi. Et me rassois, avantageux dans ma structure robuste et ramassée. Intérieurement, se mélangent les humeurs : je tombe amoureux. Le cœur chaviré, je respire difficilement. Enfin, mes tortionnaires sont à hauteur de crocs. J’hésite entre l’attitude préventive– une bonne morsure à la cheville dont ils se souviendront toute leur vie – et l’attaque défensive – une bonne morsure dont ils se souviendront toute leur vie. Certes, le résultat serait le même, me direz-vous. Erreur ! Adoptons le point de vue du chien. Sachant que la légitime défense n’est pas punie autant qu’un crime prémédité, un jury me relaxerait illico et convaincu de mon innocence mon avocat obtiendrait bien 10 sacs de croquettes de dommages et intérêts. A-t-on idée de menacer un chiot d’une carabine déguisée en violon ? Tandis que je réunis tout mon courage pour les affronter, Juliette se penche vers moi.
-       Salu Temp’  Elle parle en texto.
-       Hello, Jul’ je lui réponds.
Concis et pertinent. Je n’aime pas les bavards. Léo m’observe, circonspect. Il tenterait volontiers une caresse mais ne sait que penser de ma dentition complète, luisante de salive. J’aboie une fois. Il fait un pas en arrière, affolé. Je rigole. Pas longtemps, Mam’hum me tance vertement. C’était pour rire, dis-je à Léo, télépathiquement. Nouvelle tentative de Léo. Cette fois, je m’abstiens, je le regarde droit dans les yeux, en égal ; après tout, nous avons à peu près le même âge ( après conversion ). Nouveau rappel à l’ordre de Mam’hum, je fixe penaud les pieds de mon ancien égal, stupeurs et tremblements, je ne suis qu’un petit machin de chien, Tous les humains sont tes maîtres, dit notre premier commandement que me rappelle mon surmoi.
  1. Tous les humains sont tes maîtres
  2. Tu obéiras à tes Mam’hum et Pap’hum au doigt et à l’œil
  3. Tu feras leurs quatre volontés sans rouspéter
  4. Tu ne croqueras point de mollets, même grassouillets
  5. Tu ne voleras point, même un jambon entier
  6. Tu feras tes besoins ailleurs qu’au beau milieu de la chambre à coucher
  7. Tu te garderas de lécher les assiettes dans le lave-vaisselle
  8.  Tu ne convoiteras point les croquettes du voisin
  9. Tu ne sauteras point sur les fauteuils, canapés et lits même en te faisant tout petit histoire de ne pas te faire remarquer : les humains ne sont pas idiots, mets-toi bien ça dans le crâne
  10. Tu développeras une expression amicale de confiance transmise par un regard gentil et curieux, un équilibre des membres antérieurs et postérieurs, des oreilles de taille raisonnable attachées à peu près à la hauteur des yeux. ( Sinon tu ne plairas jamais à ta golden, petit commentaire éxégétique que j’ajoute ici pour une meilleure compréhension des jeunes adolescents qui nous entourent )

Tous les soirs, je fais mon examen de conscience, comme me l’a enseigné Mam’hum qui me donne des leçons de catéchisme aussi. En effet, ne va pas au paradis des chiens qui veut. Imaginer l’enfer où les pittbulls pullulent suffirait d’ailleurs à me remettre dans le droit chemin, si tant est que l’amour désintéressé que je voue à mes maîtres ne suffise à assurer mon salut. Mais ne préjugeons pas hâtivement ma sainteté !
Je regarde pour l’heure notre grande Juliette, avec ses longs cheveux qui n’est pas sans rapport avec les poils longs et bouclés de ma fiancée, laquelle remue ses petites oreilles que je mordillerais bien volontiers. Comment une parade amoureuse pourrait-elle exister sans ce remuement d’oreille si charmant ? Je me fais fort en 3 semaines d’apprendre à Juliette à optimiser de la sorte ses appas.
Nous attendons à présent les bagages. Pendant ce temps-là, Pap’hum sert la pogne à Monsieur Machin, Madame Trucmuche, tout insulaire avec le port ayant à faire. J’observe le manège en essayant de deviner les alliances et les pressions en présence ; Pap’hum prend son air de diplomatie que je lui connais dès qu’il parle de la CCI. Je me tiens coi. Je suis sensible à l’image sociale de ma meute famille. L’honneur de mon Pap’hum est en jeu. Je prends moi aussi ma moue de la CCI : regard droit, oreilles dressées, babines un tantinet retroussées, truffe dilatée : c’est à ce prix que Pap’hum se fait respecter.
-       Je vous présente Tempo, dit-il de temps en temps à l’interlocuteur cinéphile ( canéphile ? canidéphile ? Comment dit-on déjà ? )
-       Ouaaah, dis-je pour « Enchanté », hypocrite.
-       Il est beau ce chien ! de quelle race est-il ?
Hypocrite ?! Pas du tout ! Je suis irrémédiablement beau, que voulez-vous !
-       C’est un batard…
-       Ouaahh ! Je proteste. Ai-je mérité insulte plus injuste ? Feu Sammie, mon grand-père spirituel, se retourne dans sa tombe.
-       Il est sans doute croisé labrador et berger allemand, a décrété mon vétérinaire traitant.
-       un peu de husky peut-être ? s’enquit l’interlocuteur, l’air connaisseur.
-       ….
Mon maître, pris de court, cherche le traîneau.
-       Il a la silhouette du lévrier, c’est net ! conclut l’interlocuteur, l’air supérieur.
C’est à croire que chacun projette sur moi son fidèle idéal.Je détourne la tête à celui qui se la pête. Et pourquoi pas bichon tant qu’on y est ??? Ggggrrrrr…Je lui présente mes fesses.
Enfin, les valises arrivent à notre hauteur sur le tapis roulant. Combien ces enfants ont-ils de maillots de bain ? C’est inimaginable.
Puis nous sortons de l’aéroport, je perds des yeux ma dulcinée. Ne me quitte pas, j’aboie des trémolos[1] dans la voix.
Quand on arrivera à la maison, je poserai à leur pied un joujou en peau de bœuf séché ; c’est que comme mes maîtres, j’ai le sens de l’ospitalité.



Plus tard
Mam’hum a décidé de changer de vétérinaire. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Mais laissez-moi vous compter notre aventure. Alors que, motivé par le sage principe de précaution, Pap’hum scrutait la belle apparence de ma truffe, le doute s’insinua. La brochure explicative de la leishmaniose donne pour premier symptôme de cette maladie mortellement terrible une truffe dépoilée. Mam’hum examina à son tour mon appendice et moi tel le Cyrano de Virbac[2] , je me récitai in petto la grande tirade pour passer le temps et ne pas hurler de rire à tous ces chatouillis. Puis tout se passa très vite. Mam’hum saisit la laisse. Je courus m’aplatir sur mon tapis, dans un réflexe de mimétisme digne du lézard vert à machoires autobloquantes – je ne suis pas vert, certes mais mes machoires… Pap’hum mit son portefeuille dans sa poche, ma santé ayant sa version somptuaire. Mam’hum récupéra mon carnet de santé dans un fatras de papier. Elle me dit « assis ». Et comme elle avait l’air tout contrarié eu égard au grand danger, je me fis très gentil. Je montai dans le 4X4 et me couchai pour une fois sans simagrées. Je les écoutai se rassurer mutuellement.
-       On a pourtant changé de coller anti-moustiques au 1er juillet
-       On ne le laisse pas tellement déambulé à la nuit tombée
-       Tu as été piqué par des moustiques toi ?
-       Avec les baygons et les spirales, seul un moustique mélancolique viendrait par ici mettre à éxécution son projet suicidaire !
-       Tu as vu sur le Loupéd’lou[3] d’autres signes ?
-       Je me demande s’il n’a pas une escarre à la patte avant, c’est un symptôme convergent…
La leishmaniose est une maladie qui frappe le pourtour méditérranéen sans distinction de milieu et de race.Et mon cœur se serre à l’idée que mes parents hum’ feraient n’importe quoi pour ma longévité. Mais je peux me défendre seul ! Je possède l’arme fatale : le collier Scalibor, mon Excalibur arthurienne. Son aura est telle que moustiques, moucherons, phlébotomes, et autres mouches du coche ne s’approchent à moins de 10 mètres. Ce qui me fait deux colliers. L’un porte mes médailles – j’insiste : je suis médaillé de l’ordre des Tempoliers, confrérie ayant survécu au terrible vendredi 13 d’extermination des courageux chevaliers grâce au fidèle compagnon de Jacques de Mollet[4]; mais vous comprendrez que je ne puisse en dire davantage, même si notre époque de Da Vinci mode invite à des déclarations aussi inattendues que croustillantes. Sur une médaille est inscrit sobrement Tempo. Au dos de cette allégation on ne peut plus vraie est inscrit le numéro de téléphone mobile de Mam’hum et le nom de notre meute famille que je ne peux prononcer ici sans l’écorcher et faire de tort ipso facto à notre ancêtre le Général napoléonien. Aurais-je un jour moi aussi ma statue de fonte érigée sur un socle de marbre au bas d’Alata ? Manque en Corse une Algérie qu’il me faudrait envahir, en revanche pour le napoléon, j’ai ce qu’il faut ici. Mais revenons à mes médailles. Je porte en outre une médaille Virbac attestant que je suis dotée d’une puce électronique infradermique, qu’un jour de mauvaise humeur ma vétérinaire traitant m’a enfoncé en serrant les dents avec une énorme aiguille. Je ne l’ai pas oublié. Je ne l’oublierai jamais. Aussi, la semaine dernière lorsque celle-là même, la perverse, me voulut examiner ma truffe, j’ai fait un peu le zouave. Elle voulait me museler ?! M’interdire de bouger ?! Me tripoter le museau ?! Et puis quoi encore ? On verrait bien qui des deux aurait le dernier croc ! S’ensuivit un corps à corps assez désordonné où la véto s’est vite montrée dépassée tandis que Mam’hum et Pap’hum essayaient mollement de me calmer. Il est vrai que personne ne savait au juste qui elle comptait étrangler avec cette ficelle qu’elle tenait à deux mains. Faut me comprendre ! Qu’auriez-vous fait si un chien gros trois fois comme vous essayait de vous faire un nœud autour du cou ?! Vous vous seriez débattu, pardi. Je n’ai rien fait de plus, à peine grogné à la manière d’un bébé, entre deux rots. D’un coup, la véto de plus en plus en rogne, gueule :
-       Il ne pèse que 16 Kgs et vous ne pouvez pas le tenir mieux que ça !!!!
Pap et Mam’hum se regardent interloqués et du coup desserrent leur étreinte parentale. La voilà à présent qui se jette sur moi et me soulève comme elle le ferait d’un mouton prêt au meschoui pour me déposer sur la table d’opération. De surprise, je ne pipe aboiement. Elle me choppe au collet, rouge de colère  :
-       maintenant tu arrêtes ! t’as compris ! je te fais même pas mal ! alors ! Tu bouges pas, t’as compris ?
Et me flanque une bonne gifle. J’ai compris. Depuis, nous avons décidé de « changer de crémerie » comme dirait Grand-mère Loulou.
Rien que le nom de ma grand-mère Loulou m’est sympathique. Il me plaît de penser qu’elle vient de Poméranie, pays que j’imagine à la steppe glacée, aux rivières gelées, au vent pénétrant. Elle possède des peuplades du grand Nord les pommettes hautes et les yeux bridés ; quand elle sourit, les rides en cachent la couleur comme un rideau de théâtre se ferme sur la scène. Elle n’a jamais eu de chien si bien qu’elle donne parfois des conseils à Mam’hum hors de tout bon sens. En revanche, elle a eu une brebis qu’elle nourrissait au biberon pendant la guerre, puis qu’elle a fait rôtir à l’oignon, après la guerre. Plus tard, elle a permis à ses deux filles, Mam’hum et Sister’hum, d’avoir un chaton qui fut appelé… Moustique. ( deux indésirables en un, en fin de compte ) Le Moustique en question fut rapidement surnommé Moumoune, Mam’hum ayant un sens inné de l’apocope. Ensuite, Loulou, toujours dans de joyeuses dispositions animalières offrit à ses sauterelles des cochons d’Inde, lesquels furent relégués vite fait au garage eu égard aux saletés qu’ils dégageaient. Ils moururent peu après d’indifférence et de froid, leur cage posée sur le congélo. Puis vint le tour du hamster. Celui-là fit une peur bleue à Sister’hum qui le trouva un jour défiguré par des abcès des deux côtés. On lui expliqua, le Larousse en 20 volumes  à l’appui, que le rongeur utilisait ses bajoues comme d’un garde-manger. ( Ce qui me donne une idée… ) Pour finir, Loulou et GPB eurent une tortue. On lui sema du trèfle dans le jardin. On lui construisit un enclos. On lui installa une litière pour l’hiver… Mais la chochotte n’a pas survécu à l’hibernation. GPB l’enterra dans le potager, projetant d’aller le temps venu exhumer la carapace pour l’exposer dans une vitrine, une fois cirée. La sagesse venant avec l’âge, GPB a aujourd’hui mesuré l’ignominie de ce projet et laisse Joséphine reposer en paix, entière. Une telle reconstitution des attachements animaux de sa meute famille est utile pour savoir où l’on met les pattes et s’il est raisonnable de lui confier sa vie. En ce qui me concerne je ne la confie pas à Mam’hum, je la lui voue. J’aime ma Mam’hum plus que tout.


J-5
Je ne dors plus, je mange du bout des dents. Tempête me manque comme à un estomac ses croquettes. Désenchanté, je regarde Cueillette grimper aux arbres, ce qui d’ordinaire est un puissant stimulant. Là, rien. Je reste sur mon derrière, le cœur en écharpe. Mam’hum me dit que je l’ai rêvée, cette beauté.Cela me rasserène. En effet, argumente-t-elle, nous sommes à J-5, nous ne sommes pas encore allés chercher Léo et Juliette à l’aéroport. Je l’ai seulement imaginé. Chaque jour qui passe me rapproche un peu plus de ma Tempête, alors ?


[1] Sorte de petit cliquetis guttural semblable à celui que produit la brisure d’os broyé.
[2] Virbac est la gamme de produit alimentaire avec laquelle je suis nourri. Pour vous donner une idée juste du train sur lequel je vis, imaginez les croquettes de chez Fauchon.
[3] Variation (  pas très maligne ) en métathèses de Poulélou, un de mes nombreux surnoms…
[4] Certains l’écrivent Jacques de Mollay mais c’est une affaire de goût.

lundi 21 novembre 2011

le journal de Tempo n°8

Un jour de juillet

J’ai un peu perdu la notion du temps. La chaleur accablante y est pour quelque chose et l’alternance de courtes phases d’éveil et de longues phases de sommeil froisse mon cerveau comme une taie d’oreiller. Je me ventile d’une drôle de façon : à l’inspir, je soupire, à l’expir, je soupire.
J’ai peu parlé de Tata Maryse, la voisine. Pour rappel, c’est notre baby-sitter à Cueillette et moi quand Mam’hum et Pap’hum partent pour un jour ou deux. Elle ne vient pas seulement nous donner à manger mais elle vient aussi nous parler et, de banalité en banalité, nous nous sommes mutuellement apprivoisés. Tonton Christophe et deux petites filles se partagent sa générosité : aucun risque par conséquent d’en manquer.
L’autre jour, Tata Maryse est venue me chercher. J’aime bien la taquiner. Elle a voulu me passer la laisse, j’ai fait mine de me sauver, elle a fait mine de me gronder. Elle m’a amené chez elle, j’ai assisté au dîner, attaché au poteau, invité au dodo, éconduit au gâteau. Tonton Christophe n’était pas très rassuré ; son rapport avec les chiens est assez compliqué depuis qu’un de mes congénères l’a mordu au mollet. Ses mollets sont tentants, je dois bien l’avouer mais tous les mollets le sont même ceux de second choix. En revanche, ceux de Lola… de premier choix.  Le hic, c’est que Lola et moi sommes de bons amis, depuis qu’elle me donne en douce des bouts de son goûter, voire le goûter entier en échange d’une croquette au poulet. Personne ne le sait, nous sommes par le secret liés. Inutile de nous interroger, entre Lola et moi c’est la loi de l’omerta. Cependant un secret doit pouvoir être évoqué, et cela tout en égarant le soupçon. Aussi avons-nous mis au point un code de communication qui rend intelligible une conversation :  
-       Lola ! Lola !  j’aboie. Elle me répond :
-       Tempo ! Tempo ! Tempo ! 
-       Lola ! j’aboie encore une fois
-       Tempo, Tempo ! etc.
Dans notre code, la répétition est notre prédilection. Il tient en 6 leçons.

Première leçon. Quand je dis « Lola » une fois ( ouah ! ) : j’attire son attention, ce Lola-là est un allo, là. Je crée le contact. Lola tourne la tête, dirige ses petites oreilles mobiles vers le portillon de ma maison. Notre code remplit une fonction dite phatique. ( Pour de plus amples renseignements, deux options sont possibles :
1. se référer à Roman Jakobson, linguiste structuraliste russe parfaitement inconnu qui, s’il parlait russe, n’en serait pas moins compris ; Mam’hum est bien la seule à le trouver marrant
2. suivre un stage de Mam’hum d’où l’on ressort épanoui vigoureusement, développé personnellement, optimisé du potentiel  – tarif dégressif suivant le nombre de mollets inscrits. )
Bref, quand je dis Lola une fois, je dis une chose essentielle sans quoi tout ce qui est vivant ne le reste pas longtemps : je dis bonjour, comment ça va.

Deuxième leçon. Quand je dis « Lola » deux fois ( ouah, ouah ! ) , j’accède au statut de sujet, je m’exprime de mon for(t) intérieur, je déplie mon cœur, j’ouvre la cocotte en papier.

Troisième leçon. Quand je dis « Lola » trois fois ( ouah, ouah ! ouah ! ), voilà qui est encore différent. Je l’invite, je l’incite. Je trouve le tu de la petite Lola, car ce qui est tu doit un jour être dit. (On dirait du Dolto )

Quatrième leçon. Quand je dis « Lola » quatre fois ( ouah, ouah au carré ! ), notre Lola et moi parlons de. De n’importe quoi. Parlons indifféremment d’objets de compléments, d’objets de compliments.

Cinquième leçon. Quand je dis « Lola » cinq fois ( ouah X 5 ! ), on parle de ce qu’on parle, on dit comment on dit, on élève le débat, on frise le méta. C’est mé-ta-lin-guis-ti-que. Métaphysiques en somme, la petite Lola et moi.

Sixième leçon. Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use, ça use… Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use les parents…

Mais que je dise Lola 1 fois, 2 fois, 3 fois, 4 fois, 5 fois, 6 fois je le dis depuis le duvet du cœur. Avec beaucoup d’L dans l’aboi. Malheureusement, nous les poètes, nous les nourrissons des Muses, sommes à chaque fois interrompus : Mam’hum m’ordonne de cesser d’aboyer, Tata Maryse somme Lola : « C’est bon, Tempo t’a entendu ! » Juste.  
Mais on s’en bat les flans, ma Lola et moi aboyvardons de plus belle, au nez des rabat-joie, et d’une clôture à l’autre, on s’envoie des questions légères comme les baudruches : Est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension… c’est la question qui compte ; dans notre monde d’enfant, au mouvement perpétuel des interrogations, la réponse stoppe la discussion.

Est-ce que…  tu m’aimes ?

le journal de Tempo n°8

Un jour de juillet

J’ai un peu perdu la notion du temps. La chaleur accablante y est pour quelque chose et l’alternance de courtes phases d’éveil et de longues phases de sommeil froisse mon cerveau comme une taie d’oreiller. Je me ventile d’une drôle de façon : à l’inspir, je soupire, à l’expir, je soupire.
J’ai peu parlé de Tata Maryse, la voisine. Pour rappel, c’est notre baby-sitter à Cueillette et moi quand Mam’hum et Pap’hum partent pour un jour ou deux. Elle ne vient pas seulement nous donner à manger mais elle vient aussi nous parler et, de banalité en banalité, nous nous sommes mutuellement apprivoisés. Tonton Christophe et deux petites filles se partagent sa générosité : aucun risque par conséquent d’en manquer.
L’autre jour, Tata Maryse est venue me chercher. J’aime bien la taquiner. Elle a voulu me passer la laisse, j’ai fait mine de me sauver, elle a fait mine de me gronder. Elle m’a amené chez elle, j’ai assisté au dîner, attaché au poteau, invité au dodo, éconduit au gâteau. Tonton Christophe n’était pas très rassuré ; son rapport avec les chiens est assez compliqué depuis qu’un de mes congénères l’a mordu au mollet. Ses mollets sont tentants, je dois bien l’avouer mais tous les mollets le sont même ceux de second choix. En revanche, ceux de Lola… de premier choix.  Le hic, c’est que Lola et moi sommes de bons amis, depuis qu’elle me donne en douce des bouts de son goûter, voire le goûter entier en échange d’une croquette au poulet. Personne ne le sait, nous sommes par le secret liés. Inutile de nous interroger, entre Lola et moi c’est la loi de l’omerta. Cependant un secret doit pouvoir être évoqué, et cela tout en égarant le soupçon. Aussi avons-nous mis au point un code de communication qui rend intelligible une conversation :  
-       Lola ! Lola !  j’aboie. Elle me répond :
-       Tempo ! Tempo ! Tempo ! 
-       Lola ! j’aboie encore une fois
-       Tempo, Tempo ! etc.
Dans notre code, la répétition est notre prédilection. Il tient en 6 leçons.

Première leçon. Quand je dis « Lola » une fois ( ouah ! ) : j’attire son attention, ce Lola-là est un allo, là. Je crée le contact. Lola tourne la tête, dirige ses petites oreilles mobiles vers le portillon de ma maison. Notre code remplit une fonction dite phatique. ( Pour de plus amples renseignements, deux options sont possibles :
1. se référer à Roman Jakobson, linguiste structuraliste russe parfaitement inconnu qui, s’il parlait russe, n’en serait pas moins compris ; Mam’hum est bien la seule à le trouver marrant
2. suivre un stage de Mam’hum d’où l’on ressort épanoui vigoureusement, développé personnellement, optimisé du potentiel  – tarif dégressif suivant le nombre de mollets inscrits. )
Bref, quand je dis Lola une fois, je dis une chose essentielle sans quoi tout ce qui est vivant ne le reste pas longtemps : je dis bonjour, comment ça va.

Deuxième leçon. Quand je dis « Lola » deux fois ( ouah, ouah ! ) , j’accède au statut de sujet, je m’exprime de mon for(t) intérieur, je déplie mon cœur, j’ouvre la cocotte en papier.

Troisième leçon. Quand je dis « Lola » trois fois ( ouah, ouah ! ouah ! ), voilà qui est encore différent. Je l’invite, je l’incite. Je trouve le tu de la petite Lola, car ce qui est tu doit un jour être dit. (On dirait du Dolto )

Quatrième leçon. Quand je dis « Lola » quatre fois ( ouah, ouah au carré ! ), notre Lola et moi parlons de. De n’importe quoi. Parlons indifféremment d’objets de compléments, d’objets de compliments.

Cinquième leçon. Quand je dis « Lola » cinq fois ( ouah X 5 ! ), on parle de ce qu’on parle, on dit comment on dit, on élève le débat, on frise le méta. C’est mé-ta-lin-guis-ti-que. Métaphysiques en somme, la petite Lola et moi.

Sixième leçon. Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use, ça use… Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use les parents…

Mais que je dise Lola 1 fois, 2 fois, 3 fois, 4 fois, 5 fois, 6 fois je le dis depuis le duvet du cœur. Avec beaucoup d’L dans l’aboi. Malheureusement, nous les poètes, nous les nourrissons des Muses, sommes à chaque fois interrompus : Mam’hum m’ordonne de cesser d’aboyer, Tata Maryse somme Lola : « C’est bon, Tempo t’a entendu ! » Juste.  
Mais on s’en bat les flans, ma Lola et moi aboyvardons de plus belle, au nez des rabat-joie, et d’une clôture à l’autre, on s’envoie des questions légères comme les baudruches : Est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension… c’est la question qui compte ; dans notre monde d’enfant, au mouvement perpétuel des interrogations, la réponse stoppe la discussion.

Est-ce que…  tu m’aimes ?

jeudi 10 novembre 2011

le journal de tempo n°7 bis, chronique d'un chien presqu'humain

10 juillet
Je reçois ce matin, une lettre de Feu Samie- et non pas « Sammy » comme je l’avais orthographié, à l’anglosaxonne -  l’ami fidèle de GPB  (Grand-père Bernard ). Samie, je le répète pour ceux qui n’auraient pas suivi, nous a quittés depuis de longues années – mais qu’est-ce que le temps dans l’univers du chien ? Il est évidemment au paradis, après une vie exemplaire, nourri aux croquettes éternelles. Saint Samie, parfois je dis. La lettre est écrite au dos d’une photo qui montre mon ancêtre en train de s’ébrouer au terme d’une bataille de neige, continentale. Il ouvre grand les yeux ; poser pour la postérité les yeux mi-clos, n’est pas le genre de la maison. Dans cette meute famille, l’œil scrute, devine, perce, inquisite ; l’œil parle.
-       Me voici au terme d’une bataille de neige à laquelle mon maître Bernard mettait fin, en levant son index et en me disant « du calme ».
A paroles lapidaires, ordres sans réplique, Saint Samie s’exécutait. Saurais-je un jour, comme lui, entrer dans le rang ? Saurais-je un jour obtemporer sans renâcler ? J’ai toute la vie devant moi, avant qu’…
Au gisant de pierre de Saint Tempo,
on couche Mamh’um, ma mienne
fidèlement seule à mes pieds.