La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mardi 31 juillet 2012

La notice, extrait du Jeune homme bleu


Non, je n’ai aucun souvenir. J’ai beau cherché dans le passé ce qui a pu se produire. Ma mémoire est obturée. J’avais sûrement des amis, dans quelque galerie qui pourraient témoigner et me décrire toute entière, mais j’ai perdu la trace de mes anciens maîtres, j’ignore dans quel quartier je suis né, qui m’a adoptée par la suite et ce que je représentais alors. Je sais que souvent pareil accident arrive aux tableaux. Cette forme de dégénérescence  touche un tableau sur cent, quand la vieillesse guette, la pauvreté faisant le reste. Le mal est venu sans doute progressivement. On ne perd pas la moitié de soi-même en une nuit. Non. On se perd petit à petit, un renoncement puis un autre, une résignation puis une autre.
A la clinique des tableaux, on m’a installée sur un chevalet propre, sous une lampe blanche. Le médecin a fait une radio aux rayons X pour voir de quelle affection je souffre. Il ne peut encore établir son compte rendu. Il faut poursuivre les investigations. Il a juste émis l’hypothèse qu’un autre personnage complétait la scène. Un enfant, peut-être a-t-il dit. Un enfant ? J’aurais bien aimé avoir un enfant. Il aurait réalisé mes rêves, mis mes paroles au futur, terminé mes actions. Quelqu’un me l’aurait enlevé alors ? Et il n’aurait rien dit car mon visage ne réclame pas d’enfant, trop long et pas de joues pour recevoir des bisous ; une bouche sans sourire, fermée sur des choses sérieuses desquelles les enfants s’en fichent ;  mon menton est sévère et mes yeux sont trop clairs pour dire le velours d’aimer. Je n’ai pas le profil d’une mère, l’enfant est une idée en l’air.
Le médecin a par la suite évoqué un animal de compagnie que j’aurais posé sur les genoux. Un caniche ou un chat, une touche de douceur, tirant sur le jaune orangé, assouplissant l’angle coupant du fond. Pourquoi pas ? Et on aurait récupéré les deux pour un calendrier des PTT ! Me suis-je exclamée, agacée par des supputations sans fondement scientifique. Je suis allergique aux poils, j’éternue et les yeux me brûlent dès lors j’ai un contact forcé avec ces animaux de malheur… ai-je dû spécifier.
Le docteur est reparti à sa machine à rayons X. Je n’ignorais pas qu’un rayonnement prolongé pouvait entraîner la perte de mes cheveux. Je demandai un chapeau. On me l’accorda bien vite, je n’étais pas d’humeur. La séance terminée, le médecin est revenu, cette fois accompagné d’une belle infirmière, aux mains douces et potelées qui a caressé mon mystère, blanc gris comme l’amnésie. Elle avança la thèse d’un décor, l’œil prolongé d’une loupe, un doigt d’aveugle sur ma toile. Peut-être y avait-il là, la trace d’un fauteuil, ou bien d’un bouquet de fleurs. Je la laissai parler. Ses caresses n’étaient pas désagréables, et partant, le souvenir prêt à remonter, qui sait ? J’ai attendu l’amorce d’une image, un reliquat de parfum. J’avais un faible pour le mimosa, peut-être cette odeur un peu âcre et sucrée venait-elle de ce bouquet fantasmé ? Hélas non. Je vis le médecin s’approcher et sans aucune forme de procès, badigeonner mon vide d’un produit agressif aux vertus d’anamnèse. Il frottait par petite touches circulaires avec application en retenant son souffle mais rien n’y fit : je demeurai privée de la moitié de mon intégralité. J’étais prête à pleurer tant ne rien sortir de cette zone d’oubli me mettait au supplice. Le médecin s’énervait, l’infirmière se désolait et moi je les regardais de cet air suppliant que mon invalidité traduisait en supplique. Trop de temps passé dans une remise de musée, trop d’obscurité injustifiée, trop d’inconscience de moi-même m’avaient fait perdre le chemin de moi-même, jusqu’au goût de moi-même ; incapable de me reconstituer, je butais tout comme eux sur ce vide désastreux. Il me manquait un morceau, un morceau capital qui attirait l’œil autant qu’un défaut au milieu de la qualité. Pourtant, le reste était de bonne tenue. La maîtrise du peintre était incontestable, j’avais tout d’un Soutine, sauf la signature qui par un fait exprès devait se trouver à gauche, lieu de mon non-lieu.

Le médecin proposa encore la thèse d’un homme accroupi à mes pieds. Un amoureux transi, dont j’aurais détourné le regard, blasée des soupirants ? Je me connaissais assez pour savoir que je n’étais pas une beauté. Quiconque m’aurait offert le mariage, je l’aurais épousé. Alors quoi ?
J’imaginai à mon tour porter une pièce montée. Présenter un plat de crustacés. Montrer ma couronne de fleurs d’orangers ; etc.
Quand subitement, l’infirmière eut cette effroyable idée de me retourner. Au dos, une notice y était collée : 1935. Tableau inachevé.