Non, je
n’ai aucun souvenir. J’ai beau cherché dans le passé ce qui a pu se produire.
Ma mémoire est obturée. J’avais sûrement des amis, dans quelque galerie qui
pourraient témoigner et me décrire toute entière, mais j’ai perdu la trace de
mes anciens maîtres, j’ignore dans quel quartier je suis né, qui m’a adoptée
par la suite et ce que je représentais alors. Je sais que souvent pareil
accident arrive aux tableaux. Cette forme de dégénérescence touche un tableau sur cent, quand la
vieillesse guette, la pauvreté faisant le reste. Le mal est venu sans doute
progressivement. On ne perd pas la moitié de soi-même en une nuit. Non. On se
perd petit à petit, un renoncement puis un autre, une résignation puis une
autre.
A la clinique
des tableaux, on m’a installée sur un chevalet propre, sous une lampe blanche.
Le médecin a fait une radio aux rayons X pour voir de quelle affection je
souffre. Il ne peut encore établir son compte rendu. Il faut poursuivre les
investigations. Il a juste émis l’hypothèse qu’un autre personnage complétait la scène. Un enfant,
peut-être a-t-il dit. Un enfant ? J’aurais bien aimé avoir un enfant. Il
aurait réalisé mes rêves, mis mes paroles au futur, terminé mes actions.
Quelqu’un me l’aurait enlevé alors ? Et il n’aurait rien dit car mon
visage ne réclame pas d’enfant, trop long et pas de joues pour recevoir des
bisous ; une bouche sans sourire, fermée sur des choses sérieuses
desquelles les enfants s’en fichent ;
mon menton est sévère et mes yeux sont trop clairs pour dire le velours
d’aimer. Je n’ai pas le profil d’une mère, l’enfant est une idée en l’air.
Le médecin
a par la suite évoqué un animal de compagnie que j’aurais posé sur les genoux.
Un caniche ou un chat, une touche de douceur, tirant sur le jaune orangé, assouplissant
l’angle coupant du fond. Pourquoi pas ? Et on aurait récupéré les deux
pour un calendrier des PTT ! Me suis-je exclamée, agacée par des
supputations sans fondement scientifique. Je suis allergique aux poils,
j’éternue et les yeux me brûlent dès lors j’ai un contact forcé avec ces
animaux de malheur… ai-je dû spécifier.
Le docteur
est reparti à sa machine à rayons X. Je n’ignorais pas qu’un rayonnement
prolongé pouvait entraîner la perte de mes cheveux. Je demandai un chapeau. On
me l’accorda bien vite, je n’étais pas d’humeur. La séance terminée, le médecin
est revenu, cette fois accompagné d’une belle infirmière, aux mains douces et
potelées qui a caressé mon mystère, blanc gris comme l’amnésie. Elle avança la
thèse d’un décor, l’œil prolongé d’une loupe, un doigt d’aveugle sur ma toile.
Peut-être y avait-il là, la trace d’un fauteuil, ou bien d’un bouquet de
fleurs. Je la laissai parler. Ses caresses n’étaient pas désagréables, et
partant, le souvenir prêt à remonter, qui sait ? J’ai attendu l’amorce
d’une image, un reliquat de parfum. J’avais un faible pour le mimosa, peut-être
cette odeur un peu âcre et sucrée venait-elle de ce bouquet fantasmé ?
Hélas non. Je vis le médecin s’approcher et sans aucune forme de procès, badigeonner
mon vide d’un produit agressif aux vertus d’anamnèse. Il frottait par petite
touches circulaires avec application en retenant son souffle mais rien n’y
fit : je demeurai privée de la moitié de mon intégralité. J’étais prête à
pleurer tant ne rien sortir de cette zone d’oubli me mettait au supplice. Le
médecin s’énervait, l’infirmière se désolait et moi je les regardais de cet air
suppliant que mon invalidité traduisait en supplique. Trop de temps passé dans
une remise de musée, trop d’obscurité injustifiée, trop d’inconscience de
moi-même m’avaient fait perdre le chemin de moi-même, jusqu’au goût de
moi-même ; incapable de me reconstituer, je butais tout comme eux sur ce
vide désastreux. Il me manquait un morceau, un morceau capital qui attirait
l’œil autant qu’un défaut au milieu de la qualité. Pourtant,
le reste était de bonne tenue. La maîtrise du peintre était incontestable,
j’avais tout d’un Soutine, sauf la signature qui par un fait exprès devait se
trouver à gauche, lieu de mon non-lieu.
Le médecin
proposa encore la thèse d’un homme accroupi à mes pieds. Un amoureux transi,
dont j’aurais détourné le regard, blasée des soupirants ? Je me
connaissais assez pour savoir que je n’étais pas une beauté. Quiconque m’aurait
offert le mariage, je l’aurais épousé. Alors quoi ?
J’imaginai
à mon tour porter une pièce montée. Présenter un plat de crustacés. Montrer ma
couronne de fleurs d’orangers ; etc.
Quand
subitement, l’infirmière eut cette effroyable idée de me retourner. Au dos, une
notice y était collée : 1935. Tableau inachevé.