La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

lundi 21 novembre 2011

le journal de Tempo n°8

Un jour de juillet

J’ai un peu perdu la notion du temps. La chaleur accablante y est pour quelque chose et l’alternance de courtes phases d’éveil et de longues phases de sommeil froisse mon cerveau comme une taie d’oreiller. Je me ventile d’une drôle de façon : à l’inspir, je soupire, à l’expir, je soupire.
J’ai peu parlé de Tata Maryse, la voisine. Pour rappel, c’est notre baby-sitter à Cueillette et moi quand Mam’hum et Pap’hum partent pour un jour ou deux. Elle ne vient pas seulement nous donner à manger mais elle vient aussi nous parler et, de banalité en banalité, nous nous sommes mutuellement apprivoisés. Tonton Christophe et deux petites filles se partagent sa générosité : aucun risque par conséquent d’en manquer.
L’autre jour, Tata Maryse est venue me chercher. J’aime bien la taquiner. Elle a voulu me passer la laisse, j’ai fait mine de me sauver, elle a fait mine de me gronder. Elle m’a amené chez elle, j’ai assisté au dîner, attaché au poteau, invité au dodo, éconduit au gâteau. Tonton Christophe n’était pas très rassuré ; son rapport avec les chiens est assez compliqué depuis qu’un de mes congénères l’a mordu au mollet. Ses mollets sont tentants, je dois bien l’avouer mais tous les mollets le sont même ceux de second choix. En revanche, ceux de Lola… de premier choix.  Le hic, c’est que Lola et moi sommes de bons amis, depuis qu’elle me donne en douce des bouts de son goûter, voire le goûter entier en échange d’une croquette au poulet. Personne ne le sait, nous sommes par le secret liés. Inutile de nous interroger, entre Lola et moi c’est la loi de l’omerta. Cependant un secret doit pouvoir être évoqué, et cela tout en égarant le soupçon. Aussi avons-nous mis au point un code de communication qui rend intelligible une conversation :  
-       Lola ! Lola !  j’aboie. Elle me répond :
-       Tempo ! Tempo ! Tempo ! 
-       Lola ! j’aboie encore une fois
-       Tempo, Tempo ! etc.
Dans notre code, la répétition est notre prédilection. Il tient en 6 leçons.

Première leçon. Quand je dis « Lola » une fois ( ouah ! ) : j’attire son attention, ce Lola-là est un allo, là. Je crée le contact. Lola tourne la tête, dirige ses petites oreilles mobiles vers le portillon de ma maison. Notre code remplit une fonction dite phatique. ( Pour de plus amples renseignements, deux options sont possibles :
1. se référer à Roman Jakobson, linguiste structuraliste russe parfaitement inconnu qui, s’il parlait russe, n’en serait pas moins compris ; Mam’hum est bien la seule à le trouver marrant
2. suivre un stage de Mam’hum d’où l’on ressort épanoui vigoureusement, développé personnellement, optimisé du potentiel  – tarif dégressif suivant le nombre de mollets inscrits. )
Bref, quand je dis Lola une fois, je dis une chose essentielle sans quoi tout ce qui est vivant ne le reste pas longtemps : je dis bonjour, comment ça va.

Deuxième leçon. Quand je dis « Lola » deux fois ( ouah, ouah ! ) , j’accède au statut de sujet, je m’exprime de mon for(t) intérieur, je déplie mon cœur, j’ouvre la cocotte en papier.

Troisième leçon. Quand je dis « Lola » trois fois ( ouah, ouah ! ouah ! ), voilà qui est encore différent. Je l’invite, je l’incite. Je trouve le tu de la petite Lola, car ce qui est tu doit un jour être dit. (On dirait du Dolto )

Quatrième leçon. Quand je dis « Lola » quatre fois ( ouah, ouah au carré ! ), notre Lola et moi parlons de. De n’importe quoi. Parlons indifféremment d’objets de compléments, d’objets de compliments.

Cinquième leçon. Quand je dis « Lola » cinq fois ( ouah X 5 ! ), on parle de ce qu’on parle, on dit comment on dit, on élève le débat, on frise le méta. C’est mé-ta-lin-guis-ti-que. Métaphysiques en somme, la petite Lola et moi.

Sixième leçon. Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use, ça use… Quand je dis « Lola » 6 fois, ça use les parents…

Mais que je dise Lola 1 fois, 2 fois, 3 fois, 4 fois, 5 fois, 6 fois je le dis depuis le duvet du cœur. Avec beaucoup d’L dans l’aboi. Malheureusement, nous les poètes, nous les nourrissons des Muses, sommes à chaque fois interrompus : Mam’hum m’ordonne de cesser d’aboyer, Tata Maryse somme Lola : « C’est bon, Tempo t’a entendu ! » Juste.  
Mais on s’en bat les flans, ma Lola et moi aboyvardons de plus belle, au nez des rabat-joie, et d’une clôture à l’autre, on s’envoie des questions légères comme les baudruches : Est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension, est-ce que… points de suspension… c’est la question qui compte ; dans notre monde d’enfant, au mouvement perpétuel des interrogations, la réponse stoppe la discussion.

Est-ce que…  tu m’aimes ?

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