La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mercredi 14 décembre 2011

le journal de Tempo n° 10, chronique d'un chien presqu'humain

20 décembre

C’est mon premier Noël. J’attends l’événement avec une pointe d’appréhension. Car les premières fois ne sont pas toujours satisfaisantes. Pour exemple, j’ai pris pour la première fois le cargo pour traverser la Méditerranée et quand nous avons mis patte à terre, j’ai pris la première fois l’autoroute en niche ambulante. Un conseil : si vous êtes chien - ou enfant c’est pareil : notre tolérance au changement est voisine - évitez ce genre de fredaines ! L’expérience laissera une trace durable dans votre mémoire comme dans la cire molle. Le seul bénéfice tient au récit que l’on peut en faire, les voyages ont inspiré tant de littérateurs, de Stendhal à Le Clézio sans passer par Pierre Benoît qui a écrit Les Agriates sans jamais mettre les pieds en Corse, à ce qu’on dit - comme quoi, la locomotion est peu de chose à côté de l’imagination. 
D’abord, pour loger tous les bagages, Pap’hum a reculé la banquette arrière si bien que j’étais tout ratatiné à l’arrière, à peine la place d’étendre les pattes. Puis nous avons embarqué. Egayé à l’idée de parcourir les salons, les coursives et les ponts, avec l’allure décontractée du croisiériste richissime, recueillant ça et là compliments et petites voluptés de bouche, j’abordais cette traversée avec confiance et allégresse. Et surtout, je me réjouissais de partager la cabine de mes parents hum’. Fort du fait qu’à l’hôtel, on élargit mon droit de carpette au lit conjugal, je me disais que nous pourrions réunir notre meute famille dans un même sommeil au creux d’une même bannette, doucement bercés par les mêmes flots, accrochés au fil des mêmes rêves. Hélas. La déconvenue fut à la mesure de ma candeur : immense. En effet, sans rien m’en dire, mes parents hum’ m’avait réservé une cabine à part, au deuxième pont. En le comprenant, je m’en trouvai bien marri – adieu petits caninous sous les couvertures, adieu petits chatouillis avant de s’endormir - mais bon, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je me consolais à l’idée que passer une nuit tout seul, en un lieu inconnu, livré à moi-même en quelque sorte, me donnerait un avant-goût de l’émancipation, promu responsable de moi-même, l’indépendance à ma charge. A cette pensée courageuse, je bombai le torse, allongeai le cou et montai l’escalier crânement si bien que Mam’hum finit par se laisser tirer par la laisse sans plus résister. Nous gagnâmes ainsi le pont 2 dont je ne vis malheureusement jamais l’extérieur. Une porte à ma droite s’ouvrait vers un couloir profond. Croyant là  passage pour gagner les machines ou les compartiments de stockage, sans m’attarder, je continuai mon ascension vers le pont 3. D’un coup, je sentis une secousse, Mam’hum me tirait en arrière, déjà engagée dans le couloir. Je crus un moment qu’elle voulait m’instruire des réalités cachées de ce gros navire ; je la suivis donc, avec curiosité. Or, en lieu et place de machines, de vilebrequin et de bielles, je découvris avec épouvante une rangée de cages cadenassées occupées pour la moitié d’entre elles de confrères terrorisés, mal peignés, prostrés. Le choc me coupa le souffle. Tels des déportés, ils partageaient le même abrutissement ; comme un abrasif puissant, la détention leur avait ôté toute dignité et dans leurs corps, rampants, se lisaient toute la cruauté de la captivité, la folie des hommes à vouloir enchaîner la nature à leur volonté. Je ne sais de la pitié ou de la stupeur ce qui dominait en moi. Profitant de ce moment de sidération, Mam’hum ouvrit une cellule, et me poussa à l’intérieur après m’avoir détaché lestement de ma laisse, notre lien, notre ancrage.
La nuit fut affreuse. J’avais l’estomac vide depuis la veille ; mon cachot était propre comme celle d’un rat de laboratoire, nulle petite miette laissée par le précédent occupant, un chien d’arrêt, m’indiquait mon flair. A dire vrai, c’est davantage le réconfort moral que procure la croquette que je recherchais, la perspective de passer la nuit dans cette promiscuité me coupant l’appétit d’autant que le bateau roulait, tanguait à qui mieux mieux, guère plus stable qu’un bouchon. La mer, peu commode, m’emportait loin de mon île natale, je me sentais à la merci aussi bien des éléments que des hommes et réalisai d’un coup à quel point grandir substitue la privation à l’abondance et fait de la rupture un mode de croissance. Qui plus est, j’allais endurer la séparation dans l’injustice de la réclusion, une cacophonie d’aboiements, l’estomac comme un yoyo, une solitude imméritée. Je ne considérai mon avenir que sous l’angle de la perte, du bol d’eau à moitié vide, de la pénurie et de l’absence ; le souvenir des jours heureux ajoutait à mon effondrement : comment n’avais-je point pressenti la coalition secrète et terrible de la promesse avec la trahison, du plein avec le vide ? Je m’assis au fond de la cage, l’esprit lourd de reproches dirigés aussi bien contre moi que contre les humains, lesquels, semblaient cautionner cette alliance implacable du jour et de la nuit, sans lever le petit doigt. Ce que mes parents hum’ prirent pour de la coopération n’était que démission, je me couchai sur ma carpette à leur invite et acceptai leurs caresses dans une indifférence qui acheva de me démoraliser tout-à-fait. Le museau dans les pattes, je cherchais vainement dans mon âme l’endroit de la bravoure mais plus je pensais m’approcher de ma force intérieure, plus je découvrais de terres meubles et de sablières inondées, décourageant à bâtir un quelconque monument de courage. Mon fond était mou, mon squelette était de verre. Et tandis que mes congénères grattaient, hurlaient, pleuraient, ma langue léchait mon poil, faute de parvenir à la plaie. Je fermai les yeux, et dans un long soupir, ouvrit le chemin au chagrin. Mam’hum me dit : «  A domani ». « Si Dieu le veut », je répondis, subitement croyant. Sans bien le mesurer, je venais, dans un réflexe d’humilité, de pénétrer au plus profond des mythes dans un investissement de l’Inconnaissable comme condition de vie ; mes benoîtes certitudes s’y étiolaient entraînant avec elles l’assurance de l’enfance dans le gouffre des doutes et des suppositions. Et si on m’abandonnait ? Et si le ciel m’était à jamais dérobé, le soleil arraché, le vent enlevé ? Et si la vie n’avait pas de sens ? Un si effrayant, la dominante mineur de mon requiem, l’in-si-gnifiance réduite à la plus simple expression.
Spéculations stupides, néanmoins. Car le lendemain, j’entendis les passagers s’agiter aux ponts supérieurs, les portes des cabines claquer et les moteurs battre en arrière ; je m’étais endormi avec Mahler, je me réveillais mozartien. J’étais vivant. Le jour affirmait peu à peu sur la nuit sa suprématie, la terre était en vue. Ce que mes yeux ne savaient pas encore, mes oreilles le savaient déjà car depuis quelques minutes les goélands faisaient cortège, à l’approche des balises portuaires. Plus attentif que jamais aux voix et aux pas, mes autres sens prêtaient concours à mon ouie ; ce que je humais, voyais et ressentais étaient examinés comme autant d’indices convergents d’un imminent dénouement. Puis, la porte du chenil s’ouvrit dans un bruit de serrure brutal et mon geôlier entreprit d’inspecter les cages. Plusieurs de mes voisins avaient uriner ou pire, le dégoût qui se lisait sur la figure de l’homme ajoutait à leur humiliation. Je me félicitai de n’avoir succombé à la protestation de mes viscères en bon petit soldat. Grand-père Bernard serait fier de moi. J’allais le rencontrer pour la première fois, le lendemain, mais au terme du trajet en 4X4 qui m’attendait, parviendrais-je à regagner mon panache, pour le moins compromis après les épreuves de la nuit ? Mam’hum apparut. Ce fut l’aurore.

Je remontais à l’arrière du 4X4, ignorant encore qu’il me faudrait y remonter une bonne dizaine de fois avant d’en descendre une bonne fois pour toute en Lorraine, terre promise. J’imaginais l’autoroute à l’aune des routes corses : sinueux et cahoteux. Cette fois, une bonne surprise m’attendait. Le revêtement, souple et régulier, était propice à l’assoupissement et à la paix digestive. Je décidai sagement de lui confier mes dernières résistances. Je m’endormis comme un bébé, la truffe enfouie dans une chaussette de Pap’hum ; relevant de la métonymie, cette chaussette était la sécurité retrouvée, je reniflai à pleines narines ce concentré de présence, ivre de  torpeur. Par la suite, je ne me réveillai que pour marquer de pissous modestes cette grande île et c’est incontinent que je pris possession du continent. Il y faisait froid. S’arracher à la tiédeur de ma couverture me mettait au supplice, ce dont j’aurais conçu de la mauvaise humeur si tant est que le spectacle oppressant des étranges palmiers qui sortaient ici et là des brumes ne l’eussent déjà fait. Comment s’accommodaient-ils de ce climat ? Mon référentiel méditerranéen vite insuffisant à l’appréhension de toute cette réalité dévoilée, je dus me rendre à l’évidence : ces arbres n’étaient pas palmiers. Etait-ce seulement des arbres ?  Ils avaient la nudité des monstres, des racines en griffes de sorcières,  un air de torture si éloigné des arbousiers de mon maquis, fleurissant et fructifiant toute l’année, impatients à tout donner en même temps, que ceux-là ne pouvaient appartenir au règne végétal. Non, ni minérales, ni végétales, ni animales : ces choses étaient...continentales, hors de mes catégories mentales.
Je reculai sur la pointe des pattes et fis pipi discrètement contre une poubelle, inoffensive.
« Allez hop en voiture », me dit Pap’hum en ouvrant la porte arrière. Si ce « hop » contenait l’antidote à ma haine des transports, sûr que d’un bond leste, je sauterais sur ma couverture sans broncher. Pap’hum et Mam’hum mettent d’ailleurs tout leur coeur à m’y encourager sans lésiner sur les moyens de la persuasion, promesses de récompense à l’appui. Or, quand bien même cette interjection est aussi joyeuse qu’adaptée, elle est bien inutile à créer la volonté durable. La motivation à l’action est un processus bien plus complexe. Tous les patrons le savent : augmenter la ration de croquettes des ouvriers ne les a jamais davantage motivés pas plus qu’une tape dans le dos. Un peu de théorie. La motivation est fonction, petit un, de la valeur symbolique attachée à l’action ( quel symbole positif un chien peut-il voir au transport en voiture ? ), petit deux, de la confiance en ses chances de réussir ( comment entretenir une quelconque estime de soi lorsque vous ne sauriez cacher vos petits embarras gastriques) et petit trois, du bénéfice escompté ( quel gain un animal peut-il tirer du progrès quand tout est dans la nature ? ). CQFD : valeur X confiance X bénéfice = O, la tête à Toto.
Ajoutons à cela que la résistance tient plus souvent du conflit de motivation ( je veux et je ne veux pas ) que de la démotivation à proprement parler. Ce conflit, je l’exprime, à ma manière : je consens à poser mes deux pattes avant sur pare-choc du 4X4, tout en gardant les pattes arrière au sol, simulant là toute la bipolarité de mon désir, à obéir mais aussi à survivre. Et j’attends. J’attends que le gradient des forces qui-poussent-à l’emporte sur celles qui-freinent, comme sur le schéma que Mam’hum dessine à Pap’hum quand il enverrait bien tout promener. Mais le temps presse, 999 kilomètres encore à franchir, j’ai beau me dire que c’est le premier km qui compte, la force qui-freine retient mon arrière-train.  Pour finir chacun par une patte, mes parents hum’ me hissent, grotesque, dans mon habitacle.




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