La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mercredi 7 décembre 2011

le journal de Tempo n°10, chronique d'un chien presqu'humain

De J-3 à J+15
Mes cousins ultrasonistes sont arrivés comme prévu. Après une petite faiblesse passagère, causée sans doute par le changement d’air, ils ont sauté sur leurs violons et n’en ont plus guère décollé. Je croyais les enfants accros aux jeux électroniques, eux, le sont aux jeux acoustiques. J’en ai les oreilles qui sifflent ; du RDC au 1er étage, ce n’est que cordes frottées, pizzicatées, et accessoirement cassées. Sister’hum a établi un programme d’entraînement sous la houlette des professeurs de conservatoire à en transformer ces vacances en master class. Et de fait, la maison résonne d’agitatos et d’allegrettos caractéristiques d’un conservatoire. Mais, que conserve-t-on au juste dans un « conservatoire » ? La musique ? Par définition fugitive, comment y parvient-on ? Le talent alors ? Là encore comment fixer un don en train d’éclore ? Je comprends que chez les humains, les arts tout comme la morale a ses institutions. Il en va tout différemment des animaux, seule la belle Nature tient lieu de code inviolable ; le règne ne connaît ni trahison ni perversion ni sanctions. La domesticité introduit cependant un statut intermédiaire, et dans son projet d’unir par l’amitié l’homme et l’animal, son ambition est de démontrer en quoi les deux inséparables ont à apprendre l’un de l’autre. Je me situe par conséquent entre la civilisation et le sauvage, penchant vers l’un tout en tirant vers l’autre. Nulle duplicité là-dedans mais la simple conséquence d’une existence dans l’entre-deux, d’une filiation darwinnienne éminemment transitoire. Dans quelques millions d’année, au contact de l’homme, le chien frisera du cortex tout comme lui, maîtrisera la culture intensive et raisonnée des champs de croquettes, inventera de merveilleuses machines à les calibrer et enverra des bulls-terriers terrasser la lune pour y construire de grands complexes de production de CGM ( croquettes génétiquement modifiées ). Mais brève de croquette-fiction ; revenons à notre train plus terre à terre, point de vue que je saurais quitter, inévitablement couché sur ma carpette. 
Attaché à la laisse, je tiens du mieux que je peux le rôle de public. En application du sage principe de précaution qui veut que toute suspicion de risque riquiqui soit prise très au sérieux  et fort de la consigne « dans le doute, abstiens-toi », on me tient à une distance raisonnable des précieux bois et tout aussi précieuses menottes. Je ne m’en sens pas blessé. En effet, la sensation de l’entrave m’est au contraire agréable, il matérialise un lien de dépendance dans lequel les devoirs de chacun sont clairement rappelés : ma meute famille de me nourrir et me soigner ; moi, de prêter l’oreille à virtuosité. Je balance mon fouet en mesure et réagis à des écarts de 1/8 de ton comme à une morsure, dispositif d’alerte que ne saurait imiter la technologie.

Volontairement, je ne me m’attarde pas sur les baignades et les excursions, qui sont d’un intérêt relatif une fois rappelé que je nage, trotte et cours fort bien. Je développe des moyens de propulsion et de suspension insoupçonnés laissant présumer présence de gênes de kangourous dans ma lignée. Cela dit, les membres antérieurs de ces australiens sont assez ridicules en comparaison de ma musculature palpable. En revanche, je leur concède une légère supériorité en dernière phase de saut, la réception. En effet, sur ce terrain, je ne suis pas très fameux. Sur n’importe quels terrains, d’ailleurs, mais le carrelage ou le plancher ciré me portent un préjudice plus grave. Ainsi, l’atterrissage est encore aléatoire, me manque une souplesse des extenseurs, une évaluation des distances, bref un je-ne-sais-quoi de Cueillette. Je l’ai pourtant observée, pistée, imitée ! Rien à faire, je mords la poussière, m’affale sur le poitrail, mes pattes se dérobant sous moi... Je me console en regardant en DVD comment se ramasse de la même manière l’albatros ; tant de grâce annihilée au dernier moment, c’est poignant.

Tout au contraire, la sortie en kayak est digne du récit.
Matériel requis :
1.    un kayak de bonne qualité. Le garage lui est pratiquement dédié car considérer le kayak comme seul nécessaire à navigation est absolument naïf. Il faut en plus :
2.    un bidon pour ranger les bricoles qui prennent l’eau ( mes croquettes par exemple gonflent à l’humidité et c’est un désastre pour mes petites fonctions ) ;
3.    des pagaies sinon l’embarcation est le jouet du vent et des dangereux courants ; un matériel de pêche à la traîne ( les fonds marins sont le supermarché de l’écolo ) ;
4.    des gilets de sauvetage, des fois que surpris par une tempête, des creux de dix mètres, une voie d’eau, un échouement, les occupants se retrouvent à l’eau, assommés pathétiques, ( imprévisibles sont les avaries, inéluctable le réchauffement de la planète ) ;
5.    des crèmes à bronzer indices 15 pour les avant-bras de Mam’hum, indice 20 pour les cuisses, indice 30 pour les joues et ce qu’il y a de plus tendre, indice 120 pour toute la surface de pap’hum qui en dehors de l’ombre du parasol, rôtit aussi vite qu’un petit cochon de lait
6.    les ouvrages de base du parfait naturaliste – Mais quel est donc ce poisson ?, Mais quel est donc cet oiseau ?, Mais quel est donc cette fleur ?, Mais quelle est donc cette roche ?, Heureusement Mais quel est donc cette baie, cette anse, ce golfe ? existe sous forme avantageuse de carte IGN ;
7.    les instruments optiques d’observation ornithologique sinon la lecture de Mais quel est donc cet oiseau ? tourne à la frustration, du coup Pap’hum accélère la cadence mû par des aspirations sportives fort éloignées du projet inaugural ; du coup Mam’hum, par un sens  aigu du rythme, lui emboîte la pagaie, ardeur payée par d’affreuses ampoules aux mains pourtant protégées par ses gants spécial catamaran acquis lors d’un stage d’initiation ( cata et pas marrant du tout ), et du coup l’après-midi est gâchée
8.    une niche ambulante autrement appelé 4X4 chez les humains ;
9.    une galerie sur le toit, comme on disait au temps glorieux des congés payés et des engorgements sur la N7.
Voilà pour l’équipement. Basique. Fournitures subsidiaires :
1.    une mer – belle, un temps de curé, comme on dit chez les marins, hisse, hisse et ho !
2.    une plage et une mise à l’eau facile d’accès car même si le 4X4 est doté de 4 roues motrices, ce qui est un minimum pour l’appellation contrôlée, parfois pap’hum oublie de changer de boite de vitesse et les roues patinent dans le sable et le moteur s’emballe et je déteste toute cette panique alors qu’on pourrait gentiment frivoliter avec une simple balle de tennis dans l’eau
3.    un public choisi : tout d’abord les vacanciers, qui, en mal de sensationnel, sont à l’affût du moindre événement nautique un peu relevé ( nous trois sur le kayak n’est pas le moins bien apprécié )
4.    mes fidèles : les cousins ultrasonistes, Sister’hum et Richpoupou’hum, son mari. J’ajoute que dans l’affaire, leur rôle n’est pas négligeable. Sister’hum a pour mission d’immortaliser la scène, l’appareil numérique crépite, cliché après cliché, Sister’hum fabrique le reportage de la kayak-sortie ; vite, on sort l’ordinateur de la sacoche, on le met sur les batteries, on lance l’application, les mémoires grincent, les icônes dansent, les raccourcis trouvent leur chemin, le gestionnaire de photos s’ouvre sur le multifenêtrage de mon image et lentement, savamment, ajoute autant de pixels que j’ai de poils sur le dos... Numéroté dans une série, rangé dans un dossier, enfoui au plus  profond de répertoires invisibles, résolu en 1200 ppp, calibré, contrasté, j’apparais enfin, dématérialisé : je m’appelle Img2006-12-R04 202624JPG. Quand à Richpoupou’hum, entraîné au vélo comme le héros des triplettes de Belleville, c’est sur son appui musculaire que mes parents hums compte. Il est illusoire de croire en effet  qu’un chien – même bon nageur – monte de plein gré sur un si frêle esquif, notamment lorsqu’on pourrait gentiment frivoliter avec une balle de tennis dans l’eau et que le chien en question a de la suite dans les idées. C’est mon cas, disons-le sans vergogne. Et comme la triangulation est encore le meilleur dispositif de capture, Richpoupou’hum offre un concours qu’en l’absence duquel, la course-poursuite qui s’ensuit est à se taper le postérieur par terre tellement elle est inefficace pour les uns et distrayante pour l’autre. Même en ces après-midis de chaleur suffocante, rien ne vaut un petit galop, et hop un écart vers la droite et hop vers la gauche pour diversion ! Comme c’est amusant et comme Mam’hum est attendrissante avec son « Si tu viens, tu auras une récompense ! » C’est à pisser de rire, ce dont je ne me gène nullement dans la mesure où depuis peu, j’ai cessé de faire comme les filles, levant la patte du plus haut que je peux - quitte à risquer l’effondrement - sous l’émotion d’une pulsion hormonale délicieuse et irréversible. J’abuse volontiers de cette nouvelle disposition. La moindre roue de voiture, la moindre tige d’asphodéle, le moindre sac de plage est prétexte à manifestation de virilité : heureux, fièvreux, je lève la patte et arrose, si ce n’est généreusement, parcimonieusement un territoire à la mesure de mon esprit de conquête ! Mam’hum observe cette évolution et avec la fierté d’une mère répand la bonne nouvelle autour d’elle à la fréquence où moi, j’y joins le geste. Il peut arriver néanmoins que la situation en devienne embarrassante car uriner sur le tas de sable du voisin est contraire aux règles d’hygiène des humains. Pourtant, à ma connaissance, les humains ne mangent pas de sable, ils mangent parfois la poussière, dit-on. Bref, Richppoupou’hum, grand manager d’hommes, surgit au moment où on l’attend le moins et me ceinture de ses bras. Fait comme un rat, je me dis. La course m’a essoufflé, je tire la langue comme un pauvre hère mais ignorant la crise cardiaque qui me guette, mam’hum m’embarque sous les regards ahuris et amusés des vacanciers pour lesquels nous avons interprété cette comédie grandguignolesque.
5.    Je disais donc un kayak et ses petits accessoires, une mer, deux kayakistes chevronnés, un public à divertir. Et nous voilà partis. Moi, en figure de proue ! Le vent me siffle aux oreilles, retrousse mes babines. Je suis sidéré. De plaisir et de crainte. Qu’on me donne des pagaies et suant entre les hin et des han, je montrerai au monde entier à quelle énergie je vais puiser ! Celle de la mer, la grande bleue, celle de la poussée d’Archimède ! Mais bientôt, la houle me soulève le coeur, mon système vestibulaire décroche, le vertige m’enfonce ; de proue, je voudrais me faire petite cuillère à écoper, m’aplatir sur le plastique et mêler mes sanglots à la vague d’étrave... Mam’hum, alerté par de soudains hoquets, pressent la déconfiture. C’est que de la plage, on nous observe, on nous filme, on commente l’exploit ! Un peu de sang froid me dis-je tandis qu’il cogne à gros bouillons dans mes artères. Inutile. Je vom.. [ la suite de l‘épisode n’est accessible que sur accord parental, son caractère pouvant choquer des esprits sensibles. Note de la rédaction]



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