La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

lundi 26 septembre 2011

Le journal de Tempo n°3, chronique d'un chien presqu'humain

22 juin 2006
Je ne sais pas si l’anniversaire de Léo y est pour quelque chose mais je sens insidieusement que je muris, moi aussi. A trois fois rien, une impression de plus grande lucidité sur la vie. Je sens que je deviens. Sans complément. Le processus est troublant, à peine observable et pourtant. Je ne suis plus le même qu’hier, qu’il y a une heure, une minute. En fait je ne cesse de devenir ce que je suis. Certes, ma race est impure, je n’ai pas de pédigrée, je suis un bébé trouvé, mes origines sont incertaines. Deux rumeurs courent à ce sujet. La première met en cause une personnalité, le directeur de l’hypermarché Géant, lequel serait coutumier d’abandonner des portées de chiots, le ventre vide, comble de l’ironie. Mais la justice a fini par frapper : cet odieux personnage est à la rue, lui aussi, sa villa ayant été plastiquée. Y aurait-il là un lien avec son attitude ignoble? Nous pouvons le supposer, le FLNC – front de libération national des chiens – n’y va pas d’ordinaire par quatre chemins. Mais revenons à mes débuts dans la vie. Mélodramatiques, non ? Je m’imagine errant désespéré dans le rayon de charcuterie, nargué par les saucisses sous vide, moqué des jambons sous cellophane, épouvanté à l’idée de passer mon existence dans ce temple de l’agroalimentaire, torturé par les beautés du conditionnement. L’autre scénario maintenant. Seule, ma mère, jeune parturiente, emmitoufflée dans des couvertures de déménagement, ses petits et elle, installés précaires dans le parking souterrain de l’hypermarché…Géant, encore. Les petits pleurent, la maman chien pleure et les enfants nous approchant supplient leurs parents de nous soustraire à cet épouvantable cloaque, foyer de corruption morale. Les parents, sans cœur et sans pitié, refusent arguant qu’un animal abandonné est en piteux état – «  regarde ses yeux larmoyants, il se gratte, il a des puces, etc. » - et voué inévitablement à une mort prochaine… J’en frémis.
Mais ce ne sont là que rumeurs, non avérées, dieu merci. Cependant, elles s’accordent sur bien des points : le caractère tragique de ma prime enfance, l’adversité ambiante et la participation du Géant.  Plus qu’une coïncidence, j’y vois là un signe favorable du destin sous les traits d’un géant, en bon génie veillant sur moi, l’équivalent des bonnes fées dans les contes et des marraines dans la vie des humains. Oh, mon bon géant, quand m’apparaitras-tu ? me dis-je le soir en me couchant. Sous quels déguisements ? sous l’aspect d’un crapeau repoussant ? d’un hérisson hérissé ? d’une croquette empoisonnée  ( les bons génies et autres créatures magiques entrent toujours contact avec leurs protégés, sous des aspects peu engageants pour tester leur cœur pur) Une fois, j’ai bien cru que ça y était. Je voulais écrire dans mon journal : le Géant existe, je l’ai rencontré ! Il, ou elle plus exactement, remontait un sentier du talus sous un soleil de plomb, la langue pendante. Je n’avais jamais vu chose plus effrayante. Chic. Je me dis aussitôt : « Mais c’est bien sûr, c’est mon bon génie, sous des traits peu engagéants !! »Trop de perspicacité tue la perspicacité dit-on dans pareil cas. J’aboyai. Maman humaine se leva, toujours prête, réactive et d’attaque et montra du doigt la chose en criant : oh une tortue !!! Mon rêve s’effondra. Et pour cacher ma peine, sous des dehors très sûr de moi, je courus en direction de mon faux génie ( je dénonce en passant l’usurpation ), bien décidé à lui faire remarquer que là, précisément, sur ce talus, elle se trouvait sur MON territoire, non mais des fois !. Maman humaine, qui n’entend rien aux prémisses des grandes invasions, se rua sur moi. Il s’ensuivit une mêlée rugbydesque, d’où je sortis un peu groggy. Il s’ensuivit une négociation entre maman humaine et papa non moins humain qui refusa tout net d’adopter la chose en dépit des suppliques de sa moitié. A l’évocation de carrés de trèfles – équivalent herbeux des croquettes - que maman humaine promettait de cultiver, la tortue, élévée provisoirement sur la table, faillit tomber. Papa humain repartit travailler. Je regagnai la buanderie. Maman humaine retourna à son violon, une longue plainte impuissante en sortit. La tortue fut réléguée dans la véranda ; à l’abri des prédateurs – au rang desquels Moi et Cueillette la Sauvage figurâmes tout l’après-midi. Le soir, les voisins nous débarrassèrent définitivement de l’intruse, à la faveur de l’anniversaire de la cadette, trois ans. En effet, maman humaine dont le sens pratique n’a d’égal que la charité, la refila à l’enfant, enrubannée, emballée dans un papier cadeau. De tortue anonyme errante elle gravit peu à peu les degrés de la personnalisation : elle fut baptisée Charlotte, obtint son carré de tréfle charnus ( CTC pour les locaux ) et le droit insigne de dormir sur le paillasson. Nos rapports se sont depuis franchement apaisées. Mais, une chose que m’a apprise GPB ( Grand-Père Bernard ) : nous ne sommes jamais à l’abri de l’envahisseur. Aussi Cueillette et moi tenons à tour de rôle le poste avancé de sentinelle, garde à vous au portail, prêts à mourir pour nos frontières. Charlotte, elle, entraînée comme troupe d’élite, observe… Son œil vous suit, à peine mobile, sous le casque de camouflage…

23 juin
De nouvelles questions existentielles se présentent à mon esprit, relatives aux rapports humains. Comment communiquer ? Maman humaine, elle, parle, chante, gronde, rouspète, soupire, crie, murmure, roucoule, autant de bruits de gorge qui me sont interdits, autant de variations humoresques inconnues. Lorsque, par exemple, maman humaine me chante cette berceuse : poupoulélou, poupoulélou, poupoulélouléloulélou, poupoulélou, poupoulélou, etc. comment ne pas souhaiter répondre sur le même registre, où comme on le voit, les mots importent peu, transcendés par l’émotion pure ! Oh je vous vois déjà sourire : sachez pourtant que sous d’apparentes puérilités, sous le travestissement d’une sotte rengaine, quelque chose se trame, se tisse et se resserre entre l’homme et la bête.
Il ya dans le bureau de maman humaine la photo de Sammy, un aïeul par adoption. Il pose assis, le poil frisoté et bien brossé. Il me tient lieu d’ancêtre. Malheureusement je ne connais aucun détail de sa vie ; en revanche sa fin est restée gravée dans les mémoires. Sentant l’heure ultime approcher,  feu Tonton Sammy est allé au pied de son maître qui lisait dans un fauteuil, l’a regardé longuement, a mis sa tête sur son genou, a soupiré puis s’est couché à jamais. Ce fut sa dernière volonté. Emouvante. Ce chien savait communiquer.
Maman humaine et moi échangeons de longs regards parfois. Certains chiens ne supportent pas l’intrusion et se mettent à aboyer. Moi, je m’emploie à deviner au sein de notre silence, quelle transmisson secrète s’opère, d’elle à moi et de moi à elle. Je le confesse aussi, j’espère toujours un peu que tant d’obéissance soit évidemment récompensée, en croquettes sonnantes et trébuchantes.

24 juin
Je suis tourmenté. Qu’est-ce qu’un chien bien dressé ? C’est un chien qui ne monte pas sur le lit, qui ne mord pas, qui ne vole pas, qui ne traine pas sous la table, qui ne creuse pas de trous dans le jardin, qui ne menace personne, qui ne se sauve pas, etc. Autrement dit, quand je suis tranquille dans mon panier, je suis bien dressé !  Comment une existence – la mienne - peut-elle s’actualiser dans cette vacuité ? Je veux être dressé à quelque chose moi !!! Sauter à travers un cercle de feu, avaler des sabres, me contorsionner, galoper sur le dos d’un cheval, faire des numéros, des tours de piste, quoi !
Maman humaine m’apprend à rester derrière elle quand elle ouvre la porte. C’est assommant. Toute cette discipline, c’est si contraire à mon tempérament, impétueux et primesautier. La plupart du temps, je me précipite, poussant la porte brutalement, bousculant les uns les autres sans ménagement, dégringolant les escaliers, glissant sur le tapis à l’arrivée. Ca fait brouillon. C’est même dangereux, me dit-elle, au motif qu’une paire de fois, je me suis tordue la patte ( rien que du chiquet, rassurez-vous ). Mais je ne suis pas en sucre, ai-je beau lui dire. Si Cueillette me précède, c’est encore pire. Je la talonne de si près, prenant en chasse de même ce qu’elle poursuit, qu’à notre approche,  tout le monde déguerpit, de peur d’être emporté. Complices dans les cavalcades, solidaires dans le statut, nous défendons une certaine idée de la liberté.
Maman humaine m’apprend également à me figer, en statue de sel. Je connais déjà « assis » et j’y réponds de mon mieux, le buste droit, la truffe fière – cette allitération en f chuintante traduit bien l’impression de noblesse accomplie. « Assis » versus  statue de sel  est en fait une variante du « assis » basique. Là, il s’agit toujours de s’asseoir bien entendu mais dans des conditions extrêmes, dégradés si je puis dire. Elle attend sciemment que je caracole, vibrionne et autre activité sans but pour claironner « Tempo, assis ! ». Et me voilà pétrifié sans raison tandis que roule le ballon. Et comme la difficulté va croissante, c’est « Tempo, assis » quand j’ai la vaisselle sale sous le nez ! Ou encore « Tempo, assis », la patée qui vient d’arriver ; « Tempo, assis », et Tempo optempère… Autre cruauté de l’éducation. On me demande de ne « pas bouger » alors que tout le monde s’agite autour de moi : les voitures, qui déboulent ; les vélos, qui me dépassent ; les enfants qui sautillent. L’apprentissage n’est rien sans considérer le contexte, vous l’avez compris. Face à cela, les sujets sont dépendantS ou indépendants du champ, dit-on en psychologie. Je suis dépendant, c’est vrai. « Pas bouger », étendu sur un coussin, les pattes en totosse, serait par trop facile : on me teste, on me tente, on me met à l’épreuve, on me provoque, on me pousse à la faute, n’ayons pas peur des mots. Mais que ne ferais-je point pour croquettes mériter ? comme dirait Muselière, notre Molière à nous.
Parfois je m’insurge. Les méthodes sont douteuses, l’éthique approximative. Je m’explique. D’ordinaire, une balle, un cherchée, deux ramassée, trois rapportée, quatre lachée dans la main de maman humaine, le tout accompagné d’un petit salut de mon invention – je vous ferai un jour cette démonstration charmante – vaut une croquette. C’est la règle. C’est la loi, zut. De bonne grâce, je rapporte un nombre incalculable de balles de tennis, ambitionnant Wimbledon. Or, parfois, sans motif, au lieu de m’adresser la croquette promise, maman simule le geste tandis que la main est vide. Et croquette, ceinture… Me prendrait-on pour un idiot ? Je le dis tout net : ceci est une escroquetterie !

26 juin
La décision est prise : maman humaine rachète un archet ! Fini les crins qui crachotent, chichitent et craquent. La musique, rien que la musique, à peine matérialisée. Le luthier s’est mis en chasse et a d’ores et déjà deux « instruments » en vue : une, ancienne, en restauration et l’autre de fabrication contemporaine, par un archetier de renom. Je dis bien « instrument » soulignant par là le véritable statut de la baguette, son rôle actif et expressif, au contraire du violon, qui n’est en fait que le support, sans volonté. Dans cette logique, les violonistes devraient s’appeler archetistes, rétablissant la juste vérité. Je compte proposer cette trouvaille sémantique à mes cousins ultrasonistes. Maman humaine est déjà au courant ; c’est à croire qu’elle lit dans mes pensées. Sinon, elle lit de la musique, de la musique, encore de la musique. Quatre heures par jour : du Sevcik – prononcer sevchik , du mazas – prononcer matzzzas - , du Schradiek – prononcer Schchchcrrradieyec -  : plus le nom est difficile à dire, plus les crins s’usent. Mes nerfs aussi, des fois.

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