La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mardi 10 janvier 2012

le journal de Tempo n°15, chronique d'un chien presqu'humain


S’il existe un lieu spécifique pour profiter pleinement de chaque lecture, il en va de même pour la sieste. Je sais gré à Mam’hum d’appliquer cette vérité à mes aires de repos. Ainsi, dans la maison, ci et là, je peux succomber à mon activité favorite : la sieste, méditative, car comme chacun sait un chien ne dort que d’un œil. A chaque aire de repose correspond une cartographie particulière de ma réflexion : les sillons, scissures, fissures et circonvolutions de mon cerveau en sont les balises et m’orientent le soir vers des pays imaginaires, soit vers des souvenirs ou encore des pistes spirituelles hors des sentiers battus.
Un coussin à carreaux, dans un pur style britannique, intérieur kapok, dessous polaire  - d’un reliquat de robe de chambre confectionné à Grand-Père Bernard ; sait-il seulement que son confort et le mien se rejoignent comme la trame et la chaîne de la fibre ? -  m’accueille tous les jours dans le salon de musique, appelé aussi chambre jaune, chambre d’ami(s), petite chambre. Cette instabilité lexicale résulte de la multifonctionnalité de l’endroit, palliatif aux  variations touristiques. Quand par exemple les ultrasonistes sont là, en vacances, il va sans dire que la formule « salon de musique » est de rigueur. Si en revanche, il s’agit d’ami(s) ; ils occupent « la chambre d’amis », proposer une « petite » chambre serait non seulement contraire aux régles élémentaires de l’hospitalité mais insultant ; pupitre, violons, partitions, métronome et tutti quanti migrent alors vers des régions plus profondes, vers la chambre à coucher de mes parents hum. L’emploi de  « chambre jaune », lui, est soumis à des facteurs endogènes, de nature esthétique : le jaune y domine, sur les rideaux, sur le jeté de lit, sur mon coussin, le tout taillé dans une même pièce de tissu. Mam’hum n’en jette jamais une chute ! Sagesse transmise de mère en fille, chaque génération ayant contribué  au succès de Modes et Travaux, d’où de minuscules vêtements de poupée suivant le pointillé de minuscules patrons leur ont donné le goût du travail bien fait. C’est qu’elles s’en souviennent encore de cette chemisette à col pointu, de ce tablier à rayures et de ce si joli imperméable ciré, et aujourd’hui encore, dès qu’elles enfilent une aiguille, c’est tout l’art des boutonnières qui est convoqué, tout le savoir du droit fil et des surjets ! Mais assez parler chiffon, je reviens à mon coussin, jaune, où je rayonne deux heures par jour – durée moyenne des répétitions de Mam’hum –  en proie à de grands rêves solaires. Le jaune est la couleur de l’utopie. Forme presque déviante de la vie communautaire, la mienne réunit sur un même coussin tous mes amis, tous mes cousins, pour une coussin-party de bon aboi. Ah que j’aimerais me fondre dans la multitude, dans le panurgisme pacifiste, dans le bon groupe et ses mythes ! Je m’imagine trottant au flanc de je ne sais quel frère de cœur porté par les mêmes valeurs, brandissant une chaussette blanche, mordillée avec la ferveur d’une même idéologie dans laquelle les luttes interraciales seraient à jamais abolies. Hier encore, j’assistai à une négociation interne dans notre communauté de chats. L’un – Vagabond de son petit nom – réclamait un droit de passage par notre jardin arguant qu’un détour l’exposait à l’intolérance d’un voisin peu commode dont l’oie pourrait servir au capitole. Cueillette, tout acquis à ma cause, était bien entendu favorable à cette dérogation en dépit même d’un éventuel préjudice afférente à cette mesure exceptionnelle alors que tous, en bloc, refusaient à notre concitoyen cette facilité au motif que ce qui vaut pour un vaut pour tous. Vue un peu courte. Car si tous les chats de la communauté passent par notre jardin, là, le préjudice est réel. Petit un, les oiseaux vont se raréfier, par conséquent la régulation écologique qu’effectue Cueillette en sera toute perturbée. Petit deux, la tâche de décrotting pour Mam’hum tournera au cauchemar. Petit trois, sans faire de prospective hâtive, on peut supposer que désormais toutes les chattes viendront mettre bas chez nous, ce qui représente une véritable charge morale et technique pour les propriétaires du domaine : moi et Cueillette. Or, ni Cuillette ni moi n’avons les compétences en la matière.
Cette question de droit de passage soulève d’une manière plus générale la question des clôtures. La politique territoriale locale est assez hétérogène. En Corse, la notion même du privatif est polymorphe. Ainsi, un propriétaire peut s’arroger un chemin vicinal, balisé et cartographié. Ou encore, la clôture d’un terrain peut être repoussée de quelques mêtres et empiéter sur la voie publique sans que l’on s’en étonne. Chez nous même, le cadastre est formel : le jardin s’arrête à la terrasse, au-delà, le jardin ne nous appartient pas ! Les usages dans les villages également contredisent le référentiel continental : peu de portillon, peu de grille, peu de signaux pour marquer l’entrée . Aussi, la politesse veut que l’invité s’annonce par un « hola, c’est moi » une fois passé la ligne imaginaire du privé. Sur mon coussin jaune, je rêve d’un jardin sans limite, à la taille de notre belle kallisté, à dire vrai.

La cuisine est propice à considérations plus domestiques. Question récurrente : quand prépare-t-on le repas dans cette maison ? Car l’heure du dîner est fonction de paramètres aussi nombreux qu’imprévisibles. Il va sans dire que dans ces conditions, mes siestes sont le plus souvent pré-prandiales ; le ventre creux mais la dent saine, je me fais aussi discret que possible car si jamais j’ai le malheur de trainer dans les pattes de Mam’hum, je suis immédiatement  évincé. Je comprends. Chaque chien à sa place, une place pour chaque chien, comme dit mon Pap’hum, je regagne alors mes penates - n’empêche, le tapis de Mam’hum, devant l’évier, a quelque chose d’irresistible -  et je me laisse choir sur un tapis rouge qui n’a de glorieux que le nom. J’occupe un coin. D’où je ne vois rien. Cette position ajoute à la sensation d’hypocroquémie son poids d’injustice. Enfin, ne noircissons pas le tableau. Il y a parfois des invités, ou des gueuletons de Saint-Valentin, d’anniversaire, des après-midi de pluie, etc. donc des crèmes qui débordent, des petits gateaux apéritifs qui s’égarent, des couennes de lard inutiles dès lors le bouillon est prêt, des tranches de pain en sus, des épluchures en surnombre, des biscuits ratés. Et comme je suis sage comme une image, tout ceci est de mon héritage. Vous l’avez donc compris, un tapis rouge inspire des siestes focalisées sur les petits restes qui engraissent. Dans ce même état d’esprit, vigilant et astucieux, je regarde les oiseaux par la fenêtre. Et là, c’est la jalousie qui me serre l’estomac  : ils boulottent à la mangeoire une sélection de graines … en libre service ! Alors, là, plus question de hiérarchie dans la meute-famine, j’ai envie de dire ! A n’importe quelle heure du jour, je les vois s’empiffrer, ils ingurgitent jusqu’à trente fois leur poids, dit-on ! Voyons, 30 X 20 kg = 600 kgs ! = 80 sacs de 7,5 kgs croquettes Virbas exactement ! Que ne suis-pas né chardonneret élégant, mésange ou verdier d’Europe ! Je casserais la graine à longueur de temps ! J’enrage.
Dans le salon, les coussins se succèdent avec une rapidité déconcertante. J’ai à peine le temps d’en entamer un qu’aussitôt, le voilà remplacé par un nouveau, ce qui m’attriste profondément. Qui oserait enlever à un enfant son doudou préféré ? Je garde un souvenir très vivant et… charnel, n’ayons pas peur desmots, de la peau de mouton que j’ai occupé 23 minutes, un jour béni où l’hiver s’était abattu sans prévenir sur notre chaumière. Mes maîtres l’avait installée devant la cheminée, laquelle nous réchauffait les os d’un feu joyeux de Saint-Sylvestre, eux, sans tenir compte des mises en garde du vendeur, lequel avait tenté d’en dissuader l’octroi à un animal tout précautionneux qu’il soit, leque au comble de l’excitation, n’aurait de cesse que de la transformer en pelotte de laine vierge, dixit. En 23 minutes, exactement : un record ! On me retira la bête fissa. Et on la mit sur le canapé, autrement dit hors d’atteinte. Je m’en fis une raison car à les voir se battre pour y poser bien à l’aise leur séant, je compris qu’ils n’auraient pas hésité à venir me pousser sur ma propre couchette pour s’y étendre mollement. Or, chaque humain a sa place, une place pour chaque humain, comme je dis, à mes heures marxistes.  Je garde un souvenir, aérien, du coussin orange. Mam’hum l’avait confectionné exprès pour moi et en panne de kapok avait eu recours à du plastique à bulle, rose de surcroît. Je dis de surcroît car l’air en bulles roses est plus léger que le pétale de rose. Délicat, je m’y couchai la première fois comme la princesse au petit pois. D’un coup, je sens un vent, intérieur si je puis dire, sans être toutefois aussi intérieur que de coutume, me caresser les mamelles. Ouououh, je frissonne, tant c’est divin, le petit jésus en culotte de velours. Qu’est-ce donc que cette diablerie ? ( car en fin de compte, qui, de dieu ou de diable est le plus farceur ? ) Et me redresse. A ce seul mouvement, un autre vent, à gauche, puis un autre, sur le flanc droit, le coussin comme une montglofière me soulève dans les airs ! Je danse, je tangue, des centaines de bulles d’air éclatent, j’ai la tête qui tourne sans boire de champagne !
A  l’expérience agréable et nouvelle de la lévitation succède néanmoins une sensation moins nouvelle : le mal du 4X4 plus communément appelé le mal des transports. Que faire ? En une seconde, la solution se présente. Je mords à pleines dents dans mon dirigeable : les bulles crèvent,  le tissu pète. Mam’hum supprime le coussin orange et le remplace par une vulgaire carpette pour VILAIN CHIEN. Je serai bref sur le coussin pianistique ( chute du tissu qui a recouvert le tabouret du piano ). Cette fois, ni bulle, ni kapok, de la mousse synthètique de médiocre qualité, j’en veux pour preuve, le bon morceau dont je l’amputai. Le coussin fut mis au rebut.
Dans la buanderie, autrement appelée Tempoterie puisque j’y habite – et non pas Tempotoire, comme voudrait m’en persuader Mam’hum quand j’y ramène toute sorte de cochonneries de mes promenades dans le jardin – je récupère les coussins recyclés. Je n’ai que l’embarras du choix, bien que certains spécimens, les mieux conservés j’ai bien noté, soit désormais propriété de Cueillette, en usus, fructus et abusus ; la parité gagne le règne animal, que voulez-vous, donc pas de jaloux. Cela dit, né dans le ruisseau si je puis dire, longtemps nécessiteux, besogneux, j’ai gardé le goût des choses simples, de celles qui procurent la véritable sécurité car rien ni personne n’irait le convoîter et vous l’ôter, j’ai nommé la paillasse, Non pas la paillasse dont l’humain use volontiers pour désigner, péjoratif, la litière de son inférieur, mais la Paillasse, avec le grand A majestueux de l’Animal, la paillasse idéale, la paillasse éternelle, la paillasse qui ne demande ni entretien ni soin, quasi vivante, quasi organique tant les odeurs s’y accrochent et les attachements s’y résument. De toutes celles que je connais, et dieu sait si j’en ai testées, mon actuelle est indestructible et répond en tout point à mes exigences. Il s’agit d’une couverture de déménagement gracieusement offert en cadeau de bienvenue par Démécorse. Première qualité : elle est moche. Avantage : elle reste dans la buanderie. Car une paillasse, quand elle est jolie, est soumise à des soins excessifs qui gâtent son lustre. Si mes parents’hum estiment nécessaire de changer leur literie, cela les regarde, je n’irais pas juger, malgré tout, je subodore que ce rite est plus féminin que sanitaire : Mam’hum adore se coucher dans des draps propres ayant séché naturellement au vent embaumé des fleurs d’oranger de son verger ( tout parisien donnerait sa chemise pour moins que ça ). En tout état de cause, avec ma couverture, je ne risque rien. Deuxième qualité : elle pique. Or, Mam’hum déteste les étoffes qui piquent, même le temps de les secouer dehors au vent embaumé des fleurs d’oranger de son verger. Troisième qualité : elle est grande. Moralité, même en fouillousse, on peut encore s’y coucher à l’aise, même avec Cueillette, contre moi, en petite cuillère.  Enfin, dernière qualité : elle est à moi. Ce petit lopin de propriété est mon havre de paix, ma cabane au canada, j’y coule des siestes heureuses, une jeunesse heureuse ( mais non, pas jeune essoreuse, jeu-nesse-heu-reuse, ar-ti-cu-lez ! )

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire