La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mercredi 18 janvier 2012

le journal de Tempo n°16, chronique d'un chien presqu'humain

Je n’ai pas compris. Je ne comprends pas. Non, no, niet et nénette, je ne comprends pas.  Il y avait des signes pourtant, des signes patents, criants, récurrents, des signes dans tous les mots, dans tous les gestes, dans tous les tous. Absolument partout, mam’hum traçait ses signes de colère, ses signes de regret, ses signes de mésespoir, partout, dans les petits bouts de la vie comme dans les grands moments, mais l’on ne savait pas  lire, l’on ne savait que dire, et l’on devait mentir, sans doute, oui, on se mentait. Oui, la vie était morose. Oui, l’amour tournait court. Que pouvait-on objecter à si juste analyse ? Bien sûr, l’on pouvait déterrer un os, rendre au passé ses gloires et ses brillants, oui et oui, on pouvait faire de la marche du temps un petit galop léger,  des clochettes aux pattes, les oreilles en goguette. On pouvait, non, on DEVAIT. Non pas repartir en arrière, vers ces beaux matins d’hiver quand la brume jette des voiles de jeune mariée çà et là dans la vallée, vers les soirs constellés où pap’hum menait  les étoiles par le bout du nez, non plus revivre à l’envers chaque anniversaire, retourner l’avant comme un gant, non bien sûr que non, la tâche était inhumaine, et  pap’hum n’était qu’un papa humain. Ou alors il eut fallu construire une machine à remonter le temps, une cinétique à contre- courant, et prendre à contresens le chemin du toujours qui joue si bien à l’amour. Il eut fallu, et voyez aujourd’hui ce conditionnel qui d’ordinaire signe le souhait de son scellé secret , ce conditionnel que tout un chacun emploie sans rien savoir du mirage qu’il fabrique qui de vouloir la niche idéale, qui la croquette minimale, ce conditionnel-là, projection de fantasmes ou bâti de l’utopie, ce conditionnel qui, au présent, mène l’espoir gentiment tranquillement sans jamais au futur lui filer, ce conditionnel-là grâce auquel on donnerait sa chemise, on déplacerait des montagnes, irait au bout de la nuit, ce conditionnel qu’on affuble faussement de conditions, ce conditionnel qui m’ouvrait au sourire radieux d’animal heureux, celui-là encore qui disait encore, qui voulait du même, un identique à l’identique, un jour poussant l’autre, sûr du rôle qu’il se voit jouer, ce conditionnel-là, on l’avait pap et moi, là, sous la main, dans les tripes, on l’avait gros, comme un cœur de rechange, un organe en surnombre mais mam’hum est partie. 
Chaque carton entamait un peu plus mon âme et chargeait mon espoir de charbon. Chaque tiroir vidé, chaque pile de torchons triés m’infligeait leurs reproches : Pourquoi n’as-tu rien fait ? pourquoi n’as-tu rien dit ? pourquoi n’as-tu rien su ? voulu ? lu ? Pourquoi ? oui pourquoi ? Cueillette, qui, dans sa grande sagesse, vit les attachements dans la frugalité ne trouvait pour me consoler que sévères leçons : Une mam’hum de perdue, dix de retrouvées ! Mais qu’avais-je à faire de dix mam’hum quand une seule à elle seule comblait tout de mon triste seul. Qu’avais-je de vingt mam’hum, de cent mam’hum, de mille ou de cent mille quand le jardin gagnait en mauvaises herbes, en friches et roses fanées ? Une seule Mam’hum vous manque et tout est désossé. Passé le grand chantier, passé le grand partage – chaque meuble était affecté dans une colonne aux initiales de l’intéressé PH pour pap’hum, MH pour Mam’hum – il fut question de ma garde.  Qui aurait la charge de cet animal que les chinois disent porter bonheur dès lors leur poil est blanc – c’est mon cas, vous le savez ( je profite de cette occasion fort mal choisie je m’en rends compte, pour traiter mon ex-véto de stupide pour avoir indiqué sur mon carnet de santé à la rubrique prévue à cet effet que j’avais le pelage fauve ! Non seulement incompétente, cette pseudo vet’ était bigleuse ;  mais passons, le sujet n’est pas là, n’allons pas tout embrouiller  avec de petites querelles narcissiques alors qu’un vrai drame s’est abattu chez nous comme la misère sur le pauvre monde autrement dit comme le départ de Mam’hum s’est abattu sur la pauvre meute.

Cueillette, comme chacun sait ,vit dans l’autarcie des grandes puissances. Si bien que mes parents’hum  n’ont évidemment soulevé la question de sa garde. Et cette omission en dit long sur le rapport  d’inclusion de sister Cueillette à la biopshère ; j’y vois là le parfait arrangement de Dame Nature pour qui minéral, végétal et animal ne forment qu’un grand TOUT agrégé et qui dans sa grande justice assigne avec grande perspicacité à chaque particule la place idoine qui lui revient au sein du grand vivant -  et que la folie des hommes ne les y délogent, tiens, juste pour voir !! Bref, au final, si chaque colonne comptait autant de serviettes, de fourchettes et d’assiettes, aucune ne comportait Cueillette. Cueillette n’appartenait qu’à elle.  Voilà la vérité. Mais quid de moi ???
De qui étais-je le maître ? Euh, non : qui diable était mon maître ??? ou pour faire plus court : qui était maître ? Hein ? Qui était maître nom d’une pipe ? maître de sa raison ? maître de son destin ? de ses émotions ? maître de soi, enfin quoi ? Qu’est-ce que c’était que ces gamineries et un coup je t’aime et un coup je t’aime plus et rebelotte je t’aime c’est pour cela que je pars, et un recoup si je pars c’est pour cela que je t’aime ? Ce discours de casuiste commençait à me chauffer les oreilles pour tout dire. Mais qui aurait prêté attention à mes oreilles en berne ? qui se serait seulement soucier de cette chose en forme de chien intelligent qui gisait là à leurs pieds ? Et ça recommençait de plus belle :   Et pourquoi t’as rien fait ? et pourquoi  t’as rien dit ? Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ? des pourquoi longs comme des jours sans croquette, des pleurs et des bêtises que j’écoutais, las, en forme de chose inerte, en forme de tristesse. Et comment dire ?... je voyais bien, non, je sentais bien, non plus, je comprenais bien, oui, je comprenais tout le sous-entendu, tout le sous-tu, je mesurais en fait l’épaisseur  du chagrin et le poids des riens. Mais enfin, ! avais-je envie d’aboyer, bonnes gens, bonnes gens, quel sens donner à cette comédie ?  Quelle punition vous infligez-vous là ? et pour quel pardon ? Je reconnaissais bien là Mam’hum, son éloquence convaincante, sa détermination butée. Hélas, je reconnaissais bien là aussi chez pap’hum du discours l’ignorance, des arguments l’innocence et pour tout dire l’extrême inefficacité. Sur ce terrain, mam’hum avait l’avantage. Tant et si bien que le dialogue tournait au monologue, au one Mam chaud. Et pour être chaud, c’était chaud. Non pas qu’ils se soient disputés comme des chiffonniers pour garder ceci ou cela, non, loin de nous cette vulgarité. Non, c’était tout en civilités, en dires raisonnés, en froideurs déguisées, reprendrez-vous une tasse de thé ? Pourtant, le feu brûlait : Mam’hum s’enflammait, Pap’hum couvait. On dit que lorsque le maquis brûle, il renaît plus beau, mais là, l’incendie se propageait à la vitesse de la lumière dévastant  non seulement les jeunes pousses de l’année mais attaquant la terre, rognant les racines et faisant feu de tout bois. Soit il avançait, l’avenir était sa proie, soit il reculait, le passé, son garde manger. Plusieurs semaines se sont écoulées. Le feu n’a pas faibli. Les cartons étaient prêts.

Puis un jour, ce fut enfin mon tour. Ils s’assirent une dernière fois sur le canapé avec en main la liste du partage. Colonne de droite ou colonne de gauche ? Ce que j’espérais chez l’un, je le perdrais chez l’autre et ce que je gagnais chez l’autre, l’un m’en priverait. Il me fallait faire vite une table de décision. Mentalement, je dessinai un tableau à double entrée, vite, tout critère de décision, un coefficient de pondération, solution a, b, c. Mon cerveau vécut une tempête comme jamais il n’en vécut, et je ne souhaite à personne pareille épreuve corticale. La loi est formelle : tout être adopté ne peut être abandonné par ses parents, ce qui en revanche est envisageable pour l’enfant naturel – bah oui, abandonné deux fois, faut tout de même pas exagérer ! Certes, depuis que la résilience est née, on peut normalement tout endurer, mais grâce au ciel, je compris vite qu’aucun ne pourrait me renier, encore moins m’administrer la dose létale ou me perdre dans la forêt profonde à la merci de celui dont ne dit pas le nom. Ne restaient donc que la solution a et la solution b. Mam’hum ou Pap’hum. Evidemment, rester avec Pap’hum avait de quoi séduire. Tout d’abord ( critère 1) je conservais la jouissance d’un terrain de jeu aménagé par mes soins depuis un an et demi et sans faillir puisque je restais avec lui, dans notre niche, sweet niche ;  puis (critère 2), je conservais la jouissance de Cueillette, enfin façon de parler, cette petite ne laisse pas faire qui veut et j’aime assez je dois dire ses grands airs  offusqués  de déesse ; puis (critère 3), je pouvais continuer à jouer au chien grondé quand Pap’hum me faisait les gros yeux, je pouvais continuer à l’infini même tant il aimait à jouer lui-même au Pap’hum grondeur et de cette entente tacite était née une saine et solide complicité qu’un petit somme sur le canapé toute truffe caressée venait consacrer au défi des grands principes suivant lesquels un chien en aucun cas, sans exception, ne doit monter sur le canapé, le lit, le canapé-lit, le hamac, et j’en passe. ( Critère 4) j’allais faire du sport. Des randonnées sans GPS dans le vent, dans les glaces, aussi fier dans les canicules que dans les déluges, des cavalcades effrénées, des batifolades de jeunes chiots, des taquineries de plaisantins, des badineries de joyeux drille et des combats de chien à chien, des tournois, d’olympiades, des trophées et des vivats ; j’allais aussi nager, des heures durant, taquinant l’oursin violet, frayant avec le menu poisson, j’allais rattraper des bâtons, sauver des nageurs en péril, offrir mon torse comme figure de proue au kayac, vent de Nordest à bâbord, petite houle de temps de curé – petite hein, la houle, n’allons pas tout faire foirer – tirer des bords avec des hisse et des ho, accompagnant les efforts de la marine, scruter l’horizon – tiens, v’là le Casanova de 15 heures, oh un dauphin !  oh une raie manta ! oh un poisson-lune !!! ( j’invente un peu mais c’est pour décrire l’ambiance exotique de la Corse) mais ne nous attardons pas, le temps passait et le supplice d’Abraham me guettait, ne l’oublions pas. Pour ce qui était du critère 5, la nourriture, les vaccins, le collier antipuce, le coefficient était nul : de chaque côté, ma santé était assurée d’une part par des soins aussi réguliers qu’adaptés et d’autre part par une constitution de centenaire. Et justement, s’il me fallait vivre cent ans avec Pap’hum sur ce train de bienfaits, j’insiste, il ne fallait évidemment pas prendre les choses à la légère.
Je considérai donc la candidature de Mam’hum avec même sang-froid. Elle allait vivre dans un appartement, en ville donc, et qui dit ville, dit  congénères, dit crotte et pipi un peu partout, dit  roues des 4X4, poubelles, devantures de magasins. Et quoi de plus excitant qu’une petite rincette  toute affaire cessante ? Et dans un milieu si stimulant que le boulevard consulaire, l’avenue impériale, la perspective de Madame-Mère ? Y’en a qui ne se mouchent du pied, diront les fâcheux. Eh bien oui, tout caniveau qu’il soit,  LE caniveau n’a parfois du caniveau que le nom. Abus de langage !  Usurpation ! Mais de qui se moque-t-on ? Pour accéder au statut de caniveau, ne vous en déplaise, il y a des critères, et si critère il y a, il y a une hiérarchie. C’est comme au guide Michelin, aux gîtes de France, aux relais et châteaux.
    Le caniveau « 1 crotte » s’applique aux chaussées destabilisées, le risque de vaciller et grand et celui de marcher dedans éminent.
    Le caniveau « 2 crottes » vous exposent aux dangers des véhicules alors que précisément la posture vous prive de vos moyens d’esquive ordinaires, à serrer les fesses de la sorte
    Le caniveau « 3 crottes » : belle vue, calme reposant, prestations annexes.
    Le caniveau « 4 crottes » grande terrasse panoramique classée monument historique au patrimoine de l’Unesco. L'équipe chaleureuse de la voirie  saura vous renseigner et rendre votre séjour agréable, dans une ambiance conviviale.

Bon, tout ceci était bien joli. Certes, la vie citadine avait plus d’un attrait mais cela ne faisait pas tout. Et j’ajouterais même que subordonner le recrutement de Mam’hum à si viles agréments pourrait laisser entrevoir chez celui qui vous parle basses préoccupations, que dis-je ! esprit d’opportunisme. Détrompez-vous ! Le premier critère de loin le plus propice à la survie affective de votre dévoué Tempo était assurément l’amour. Avec un grand A, un grand M, un grand O, un grand… vous m’avez compris. L’AMOUR donc dans toute sa magnificence, sa générosité, sa lumière gothique, ses arcs flamboyants ( j’aurais dû écrire des livres, je me dis des fois ). Oui, l’amour – revenons à la minuscule car Mam’hum m’appelle volontiers « mon tout petit, mon minuscule » et je sais bien là reconnaître figure de litote, et comme dit le héros de Racine « va, je ne te hais point » pour dire « je t’ai dans la peau » et comme  cet étalage de science me monte à la tête, je serai bref,  l’amour,  donc, revenons à la minuscule car Mam’hum voit dans le tout petit, le tout ordinaire, le tout simplet des choses géantes invisibles au commun des hum’, oui, vous avez raison, revenons à l’amour en majuscules sous ses jupes de minuscules, l’amour que me prodiguait Mam’hum était immensément immense. Et sous le critère 1, il y avait le brossage du soir, dans le sens du poil, à contresens du poil, là où ça chatouille et mon dieu comme c’est bon, il y avait le câlin du matin, dans le sens de l’éveil et à contresens du sommeil et doux jésus comme c’est folie de nos corps l’un contre l’autre, mêlant images diurnes, images nocturnes,  il y avait la mumuse de midi – se reporter à tempo n°? j’ai oublié le numéro mais si, vous savez, là où je raconte nos charmantes séances de muselière dont la durée est proportionnelle à la récompense, relisez, relisez, relisez !
Le critère 1 était tout ça à la fois, un moi et toi, un toi et moi, ses cheveux bouclés, mon poil lustré, ma papatte dans sa mimine douce, on est gâteux, on est heureux. Barthes a dit « je t’aime ne se dit qu’une fois ». Barthe est un imbécile. D’abord , je t’aime ne se dit pas :  quelqu’un le dit, abruti. 
Quant au critère n° 2. Ma papatte dans sa mimine douce, on est gâteux, on est heureux
Quant au critère n° 3. Ma papatte dans sa mimine douce, on est gâteux, on est heureux
Quant au critère n°4. Ma papatte dans sa mimine douce, on est gâteux, on est heureux
Quant au critère n°5. Quoi ? Ma papatte dans sa mimine douce ?  on est gâteux, on est heureux ? Pas du tout. Le critère n°5 est LE critère. Le critère absolu, suprême et canonique. Mais je ne sais pas si j’ai le droit de vous le dire. Non, je ne fais pas ma chochotte mais il y a des choses qui appartiennent à cet espace si intime, si privé, si humain que je n’ose y pénétrer. Cela nous concerne tous les trois. Voilà. Comment ? j’en ai trop dit ou pas assez ? je ne peux pas dire plus, c‘est tout, pour le moment. Peut-être plus tard, un jour, on verra.
Ma table de décision était terminée. Je relevai le nez. Pap’hum et Mam’hum sont toujours côte à côte sur le canapé. Je m’approchai, une papatte sur le genou de Pap’hum, le museau sur le genou de Mam’hum. Et puis, d’un coup, sans prévenir, je craque, comme un petit chiot, je m’effondre à leurs pieds, la tête entre les pattes, le cœur rompu d’avoir tant attendu ; d’en perdre un, c’est perdre les deux, comprenez-moi, regardez-moi,  je vous veux tous les deux, les larmes obstruent mes yeux, je répète tous les deux, comme un abracadabra, je voudrais qu’un génie sorte immédiatement des cartons de Mam’hum, il remettrait en ordre chaque chose à sa place, il montrerait là à lui, sa place ; là, sa place à elle, et tous les deux occuperaient mon milieu, tous les deux… Je pleure et j’ai mal à l’heureux.

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