La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

mardi 18 octobre 2011

Le journal de Tempo n°6, chronique d'un chien presqu'humain

3 juillet
Résumé de l’épisode précédent :
Alors que Tempo, invité chez Tonton Gilbert et Tata Michèle, visite le jardin, le groupe découvre avec épouvante les dégâts causés par un énorme sanglier sanguinaire – comme les îles du même nom, en face desquelles l’intrigue incroyable se déroule… Tonton Gilbert a immédiatement l’idée saugrenue de faire jouer à Tempo un rôle majeur dans cette aventure.

Une fois en haut, loin du verger et à des années lumière du potager, je m’assis pour reprendre mes esprits. Que projetait exactement Tonton Gilbert ? D’abord qui c’était ce Tonton Gilbert, hein ? Avait-on gardé les cochons ensemble ? Etait-on cousins ? non, pas que je sache ! Zut alors ! S’il envisageait un combat, soyons clair, on frisait le ridicule ! Sur la terraillon, 13,9 kg, tout mouillé, encore toutes ses dents de lait, qu’allait-on espérer ? « Un poids lourd écrase en un round un poids plume ! » lirait-on dans Corse-canin, le lendemain. Je sentis comme un grand coup de fatigue. N’étais-je pas sous-alimenté ? Un peu d’anémie peut-être ? Une chose était sûre : ce n’était pas avec 350 gr de croquettes que j’allais tenir le coup ! Les humains savent-ils que le stress donne faim ? GPB -Grand-Père Bernard, qui connaît bien les chiens, le sait bien, lui !
Je récapitulai. Face au sanglier, mes chances étaient nulles : j’étais petit, maigre, l’estomac vide depuis midi… Mais non !!! Mam’hum m’avait fait manger juste en arrivant, avant eux même ! Fichtre, il se tramait quelque chose d’anormal, jamais, je mangeais avant les humains ! Mon cœur s’emballait. J’entendis qu’on m’appelait. Je pris un air détaché, tournai la tête de côté et intimai à mes oreilles l’ordre de ne pas bouger ; ce simulacre de surdité est une réponse adaptative au danger chez la plupart des espèces, il accompagne le réflexe de sidération, mieux connu il est vrai par les éthologistes.
Même avec une double ration de croquettes, je dirais non. Non, non et non, je n’irais pas me battre contre un sanglier pour en faire du saucisson ! J’avais du sang corse certes : le sens de l‘honneur, le sens du devoir, du courage. Je n’étais pas un dégonflé, non plus : la preuve en avait été faite en son temps face à Charlotte la tortue. Mais entre une tortue et un sanglier, il y avait une marge ! Mam’hum m’avait habitué à des exercices plus progressifs, pile poil dans la zone proximale de développement. Tandis que là…Je passai en troisième cycle direct-os ! Alors, quitte à aller taquiner le sanglier, autant le faire en posant ses conditions, je me disais. Je remplirais ma mission si j’obtenais :
-       Une triple dose de croquettes par jour
-       La suspension définitive des bains et autre mignardises de fillettes à sa toilette : la virilité se cultive sous l’aisselle fumante et l’haleine puissante
-       libre accès aux éponges, aux lits, aux plates-bandes et à la gamelle de Cueillette – pas pour le même usage mais avec libre emploi.
-       Installation d’une toutouière ( j’en ai marre de ramper comme un ver de terre pour passer la chatière de Cueillette, sujet de raillerie préféré de la susnommée )
-       Droit plénier et inaliénable de mettre les pattes avant sur les tables, bureau, évier ou tout autre meuble sur lequel les humains posent généralement des choses épatantes
J’ajoutai enfin une dernière clause : si on n’exécuait pas mes ordres, j’abattrais un lezard toutes les heures ! Euh ?! toutes les ½ heure ! Na !
Je ne rigolais pas, comme vous voyez. Puis j’attendis. L’évocation de Cueillette m’avait donné une idée. A nous deux, nous pouvions peut-être – je dis bien peut-être, il ne faut pas vendre la peau du sanglier avant de l’avoir tué -  nous pouvions peut-être, si les astres nous étaient favorables et le destin clément, éventuellement envisager un affût , fûtés que nous étions (surtout moi)…. Comment ça : c’est tout ? Il y a affût et affût, figurez-vous. En l’espèce, mon affût était en plein air : notez que de l’intérieur, c’était autrement plus confortable mais que la présomption de sanglier était mince ; fort de cette constation, le plein air était LA solution, comme en mathématique : déductible, juste et élégante. Ce n’était donc pas un simple affût, comme certains fâcheux le prétendent encore. De plus, il s’agissait d’un affût de nuit : notez qu’au crépuscule, on n’y voit goutte et que les chiots à peau tendre sont susceptibles de se faire méchamment attaqués par les phlébotomes, sortes de moustiques effroyables du pourtour méditérrannéen. Encore une fois, au risque de me répéter, mon affût n’était pas de la gnognotte. Et enfin, je suggérais un affût tout seul ( Cueillette et moi ne faisons qu’un ) : notez qu’un chien depuis des millénaires vit en meute, a développé ipso facto un fort sentiment grégaire associé un sens de la communauté indéniable et que c’était tout de même pas pour les beaux yeux d’un sanglier qu’on allait contrarier l’évolution des espèces ! J’insiste : même Pap’hum, qui n’a peur de rien, ne fait jamais d’affût en plein air, de nuit et tout seul. Grand praticien de l’affûmobile, il observe les oiseaux, à bord du 4X4, de jour et avec Mam’hum, alors ! Bon sang, économisons notre énergie, me disais-je. Cueillette était douée d’une vision nocturne que même un fusil à infra-rouge du GIGN ne possédait pas. Un bon point. Sur le calendrier, la date tombait sur un nœud lunaire. Chic ! Deuxième bon point. Je ne sais pas ce que c’est mais j’ai observé que dès qu’ils sollicitent le ciel, les humains y voient des coïncidences formidables. Autre bon point : j’avais authentifié de façon formelle l’auteur des dégâts, ma mission était donc terminée, je déléguerais à Cueillette tous mes pouvoirs et lui donnerais carte blanche pour la suite. Tout en éprouvant mon plan dans les moindres détails – je n’aurais pas supporté qu’on me reprochât la moindre précipitation -  je me repliai d’un pas égal vers le 4X4. Arrivé à la hauteur du pneu arrière droit, j’eus à cet instant précis comme la révélation que cet engin que je tenais jusqu’à présent dans la détestation avait des atouts cachés. Dans un geste d’amitié aussi spontané que désintéressé, j’appuyai le flanc contre le pneu arrière gauche, pareillement tremblants. Et je soufflai. C’est alors que je perçus le soupir du pneumatique.
-       Pourquoi  tu ne m’aimes pas ? demanda-t-il l’air triste
-       Oh, si, gentil Pneu ! J’apprécie qu’entre la route et moi, tu …….
-       J’aplanis les bosses, je comble les ornières, coupa-t-il avec fièvre, c’est que le rouleau compresseur et moi, avons plus qu’un air de famille ! Nous sommes cousins !
-       Oh, tu es bien plus moelleux Le Pneu ! et tu es courageux : par tous les temps, la pluie, la neige, le sable : rien ne t’arrête, c’est merveilleux ! Même en haut du Vizzavona on te voit en plein hiver ! Et l’été, aucune corniche ne te résiste ! Léger, chargé, qu’importe, tu gardes la pression.
-       Les miens m’appellent Le Preux.
-       Enchanté Le Preux ! Moi, c’est Temp…
-       Le Preux refuse les chaînes, et toutes sortes d’artifices ! se mit-il subitement à déclamer avec emphase. J’embrasse le macadam à plein caoutchouc, file sur les pistes dans un tourbillon de sable et quand il faut freiner, Le Preux ne se fait pas prier : « Allez Le Preux, fais chauffer les plaquettes ! m’encouragent les essieux, montre leur de quoi  tu es capable ! Mets la gomme, quoi ! » L’air de rien, je suis sensible à ces marques de sympathie : même mécanique nous lie, du reste. « C’est sûr on gardera une trace de son passage sur cette terre », disent-ils aussi. Parfois je me sens à plat cependant, mou du tubless. Mais nous, les pneus, avons notre médecine douce, notre spa : la station de gonflage. Un coup de déprime ? et hop, 2 litres d’air comprimé ! Un clou entre deux rainures ? Le cloutologue vous enlève ça illico presto. Mais ce que je préfère, c’est la cabine de massage : rien de tel pour vous remettre à neuf ! Ca chatouille entre les boulons et ça picote le caoutchouc comme une petite grêle de printemps.
-       Pourquoi soupirais-tu alors ?
-       Car quand un chien s’approche de moi, c’est souvent humiliant.
-       Ah ?
-       Tu es jeune, Tempo. Mais tu verras, quand tu lèveras la patte, la bobinette cherra…euh ??! Non, je confonds : quand tu lèveras la patte, tu chercheras de préférence le plus gros pneu. Tes congénères sauront ainsi à qui ils ont affaire. Un pipi sur un pneu de bicyclette est à la portée de n’importe quel caniche, tu es d’accord : jamais tu ne les impressionneras. Tandis qu’un pneu de 4X4 c’est autre chose, c’est pour les gros gabarits, pardi ! Crois-moi, les petits roquets me regardent avec envie ! J’en vois parfois, qui vont jusqu’à se dévisser la hanche pour diriger le jet le plus haut possible et ainsi créer l’illusion ! Certains en tombent ! Le proverbe dit : Qui lève la patte, fais de l’épate ! Est-ce que je me gonfle d’orgueil moi ? est-ce que je joue à la grenouille qui voulait se faire aussi grosse qu’un bœuf ? Non, je ne triche pas avec les bars.
Sur cette profession de foi, il s’ssoupit. Psccchhh… fit-il.

-       Eh bien mon poulélou, tu étais là ?
Perspicace, Mam’hum.
-       ouah, ouah !
-       oh mon tout doux !
Comprenait-elle ma détresse ? Me pardonnait-elle ma faiblesse – passagère ? Saurait-elle convaincre les autres d’embaucher chien plus qualifié pour ce travail hautement spécialisé ?
A mesure que Tonton Gilbert et Pap’hum se rapprochaient, je me ratatinais contre Le Pneu. ( Oh Le Pneu Preux, prête-moi secours, prends-moi sous ton aile… )
- Tempo, viens avec nous, montre-nous par où le sanglier est passé !
Sans discuter, Pap’hum me prit par le collier.
-       Allez cherche, cherche…
C’était donc cela ! Aussitôt, je m’élançai vers le Nord, truffe à terre. Je me dirigeai droit là où le grllage avait été forcé, téléguidé par mon flair. Comment avais-je pu imaginer que ces sages humains allaient m’envoyer au casse-pipe ? Et d’un coup cette mésestime de soi ! J’avais déraisonné. Honte à ceux qui doutent !
Je recouvrai d’un coup ma bonne humeur et la confiance en moi. Au passage, je remarquai une taupinière ; un mulot était passé par là ; oh, une fourmilière ! oh, un écureuil était venu ici ! Une crotte de chat ? à moins que ce ne soit le renard ? Le petit groupe me suivait, imitant chacune de mes incartades, haletant au suspense. Seulement, émoustillé par toutes ces odeurs, j’avais perdu le fil. Où en étais-je ? Mam’hum vint à mon aide :
-       Alors Tempo, où il est passé le sanglier ? hein ?…
En une fraction de seconde la mémoire me revint. Dans un dernier effort de concentration j’éliminai toutes signatures olfactives parasites pour ne ressasser qu’une chose : les phéromones du coupable... Bien involontairement, nous avions atteint l’extrémité Sud du terrain, je fis volte-face et repartis en sens inverse, comme piqué par un hanneton. Quelques minutes plus tard, j’y étais.
-       Eurékouah ! Eurékouah ! Criai-je.
-       Il a trouvé : regardez, c’est là, le grillage a été forcé ! Bravo Tempo ! Bravo !
Et tout le monde me félicita. Après cette course, fourbus, nous remontâmes à la maison, moderato ma non troupeau, comme disent les chiens de berger. En arrivant, je bus un plein bol d’eau. Je m’endormis sous l’amandier.

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