La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

lundi 10 octobre 2011

Le journal de Tempo n°5, chronique d'un chien presqu'humain

29 juin
Je réfléchis beaucoup à mon avenir. C’est un phénomène de croissance. Je me pose une question « A qui je veux ressembler ? » Mais est-ce la bonne question ? Doit-on se tourner vers l’extérieur pour se trouver ? Cela parait impropre, pourtant c’est ce que tout le monde fait, car à regarder vers l’intérieur, en plongeant dans les profondeurs, on a peur. Je ne juge pas, je constate seulement ; pour moi, petit chiot de cinq mois, dont la personnalité est peu complexe, c’est d’ailleurs plus facile. L’exploration de mes profondeurs est donc sommaire. D’autant que mon avenir est limpide : je veux être un artiste. La beauté m’aspire. M’y consacrer coule de source. Ma seule ambition : éprouver sans fin ce qui est beau et m’y lover comme un bébé. Ailleurs, quelque chose manque. Manque une fragilité. Le problème est évidemment la réalisation technique. Etre un artiste suppose généralement la pratique – parfaite - d’un art. Les chiens sont mal lotis. J’ai bien pensé à l’agility et au jumping : j’aurais la volonté et j’ai la constitution d’un champion. Mais toutes intéressantes ces disciplines soient-elles, jamais elles ne combleraient ma quête. Mon graal est au-delà du saut d’obstacles. Quelque part où l’esprit entre dans un univers de perceptions qui dépasse le sens habituel. Car les scientifiques sont formels, l’émotion artistique est un produit de l’activité neuronale, une ébullition du liquide cérébral, serais-je tenter de traduire. Les grandes inspirations dépendraient en fait de la qualité du bouillon : trop ou trop peu de dopamine et on ne connaîtrait de Rossini que le tournedos… Cette théorie paraît satisfaisante sur bien des points. Et si le sens artistique n’est qu’une combinaison synaptique, ce qui est bon à mon cerveau est bon à mes futurs talents. La relaxation mentale est fortement conseillée par exemple. Je m’étends sur mon tapis, les yeux mi-clos, et fais le vide. Une à une, je chasse toute croquette de mon esprit. Je me concentre sur la question : quel support donner à mon rêve d’absolu ? Pendant ce temps là, les dendrites poussent…Le yoga est également excellent. J’inspire abdominalement et j’expire abominablement. C’est assez sophistiqué et me donne le hoquet. Je déteste le hoquet. Car j’y suis sujet ! Cela peut me prendre n’importe quand, n’‘importe où, aussi subit et spectaculaire qu’un éternuement. Les deux sont de la même famille, je crois. Ils ont en commun le caractère erruptif. Quelle impuissance alors ! En plein aboiement, en plein baîllement, qu’importe, la violente secousse soumet mon estomac à d’épouvantables contractions. A chaque hoquet c’est le choc. Le seul remède : la respiration maîtrisée. J’inspire abdominalement et j’expire abominablement. C’est assez sophistiqué et me donne le mal de mer… Je déteste le mal de mer. Car j’y suis sujet ! Cela me prend systématiquement à bord du 4X4, aussi pernicieux et humiliant que le vertige. Les deux sont de la même famille, je crois. Ils ont en commun le caractère insidieux. Quelle vulnérabilité alors ! Dans un tournant, en haut d’un col, qu’importe, la nausée submerge mon système vestibulaire, je me fais tout petit pour vomir, ma fierté à rude épreuve. Le mal de mer malmène. Le seul remède : la respiration maîtrisée. J’inspire abdominalement et j’expire abominablement. C’est assez sophistiqué et m’incite à roter. Je déteste roter. Car j’y suis sujet ! Cela peut arriver dans ou hors des repas. Je trotte : je rote ; je crotte : je rote ! Aussi grossier et insultant que péter. Les deux sont de la même famille, je crois. Ils ont en commun le caractère gazeux. Quelle honte alors ! En pleine croquetterie, mes embarras digestifs ravagent mon estomac. Le seul remède : la respiration maîtrisée. J’inspire abdominalement et j’expire abominablement. C’est assez sophistiqué et…C’était en 1913. Treize bandits fumaient treize pipes. L’un d’eux dit : c’était en 1913. Treize bandits fumaient treize pipes. L’un dit : c’était en 1913. Treize bandits fumaient treize pipes. L’un d’eux dit : c’était en 1913. Treize bandits fumaient treize pipes. L’un d’eux dit : c’était en 1913… rrrrooonnn zzzzz ( ronflements )

30 juin
Comme toutes les nouvelles expériences, la première impression est fondamentale. Méprisez ce principe et vous privez –un- votre chien de la jubilation heuristique, -deux- votre meute famille de la fierté d’une éducation réussie. Si vous devez introduire un apprentisage de routine, qui va de surcroît le suivre toute sa vie, soyez de grâce patient ! Le meilleur ami de l’homme n’est pas une machine ni un sur-chien nietschéen. Tolérez ces limites, aimez sa médiocrité, acceptez ses errements, encouragez ses tâtonnements. Il en va de son dressage , flûte alors ! . J’emploie le mot « dressage »par souci de synonymie – il y a parmi mes lecteurs, de fins littérateurs - mais il me fait horreur. Pavlov est révolu ! Lorenz est dépassé ! Rompre avec les théories d’antan est le prix de la modernité ! Le conditionnement opérant, ASSEZ! Les écoles de chiens savants, STOP ! Les pavés de 68 ont amorcé le mouvement, continuons la lutte ! Résistons à l’aliénation ! Objectons ! Dénonçons racisme et ségrégation ! Oui, chasseurs, chasseuses, chien d’agrément, toutous de compagnie, molosses et rikikis, unissons-nous pour mettre bas les idoles du passé ! Libérés de nos chaînes, affranchis de nos carcans, nous chanterons alors d’un seul aboiement l’hymne de gloire :
« Aux armes, frères canins !
Formez vos bataillons !
Trottons, trottons…

Le militantisme me tente. Cette ferveur ! Partager l’idéal, rêver d’utopie dans la camaderie ! Se laisser emporter par une chaude cascade d’engagements et vouer sa vie à ses opinions, voilà de quoi donner un sens à sa vie ! Mais quelle cause épouser ? La libération du chien comporte des effets pervers – à titre de comparaison, imaginons une seconde l’indépendance de ces îles aidées des subventions de la meute nationale ? hein ? Qu’adviendrait-il de mes confrères cochons, ânes, vaches  et chevaux ? Non, la raison commande la coopération. Hissons pavillon blanc et restons domestiques…
Cueillette l’a bien compris. Réfractaire à  toute coalition, le chat a choisi la collaboration. Le chat est pétainiste.
Mais je m’égare. Je disais donc : comme toutes les nouvelles expériences, la première impression est fondamentale. Elle mérite qu’on s’y attarde. Pour ma part, j ‘ai trouvé la sensation curieuse. Jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse à la fois éprouver du dégoût et de l’attraction. Mam’hum me parlait doucement à l’oreille, laquelle oreille s’en fichait par mal, soulagée que cette étrange toilette la mette hors de cause. Cela tenait de l’hygiène indienne et de la torture chinoise. Qu’en est l’origine, je l’ignore. Soucieuse à l’idée d’introduire cette nouvelle habitude dans mon quotidien, Mam’hum s’interrompait souvent pour relire la notice et renifler le tube débouché, tour à tour. A sa grimace, je me raidis. Qu’avait-on encore inventer pour contrarier les chiens ? A qui devais –je cette trouvaille ? A mon vétérinaire traitant ? à Mam’hum ? à Pap’hum ? En tout cas, rien de mon  instinct ne réagissait, il s’agissait donc d’une humânerie. Le découragement me gagna tout à coup. Puis Mam’hum, plus décidée que jamais me représenta la brosse à dent.

2 juillet
Nous sommes allés hier chez Tonton Gilbert et Tata Michèle. Ils habitent à une demi-heure de 4X4 une maison en plein maquis. C’est en grande partie à cause de cela que tout de suite j’ai intéressé Tonton Gilbert. C’était la première fois que j’étais invité. Je ne savais trop quelle attitude prendre : je choisis entre réserve et joie de vivre. Cela se traduit par de gracieuses cabrioles devant le public. C’est bien différent du mélange timidité/insouciance, lesquelles se manifestent tout différemment, par de petits sauts de côté enjoués. Parfois, si le contexte s’y prête, je peux aussi manifester une franche bonne humeur associée à la satisfaction de voir/revoir quelque humain sympathique : je me dresse alors sur mes pattes arrières et me laisse tomber de tout mon poids sur l’humain sympathique sus-cité. Ainsi, torse contre torse, nous nous congratulons joyeusement. Que j’aime cette fraternité ! Avec Tonton Gilbert et Tata Michèle, foin des manières et des cérémonies : je m’abandonnai à mon naturel et donnai de suite à cette rencontre un air de fête. Mam’hum sortit de son sac une boîte de friandises, Pap’hum sortit, lui, une plaisanterie. Une fois les présentations faites, Gilbert dit, mystérieux :
-       Toi, tu vas m’être utile !
-       Ouah, ouah, je répondis, trop heureux de rendre service.
En conséquence de quoi, ils se tournèrent vers une tranchée longue de 32 mètres et profonde d’un bon mètre. J’eus à peine le temps de comprendre à quoi ma réponse venait de m’engager que Tonton Gilbert expliquait que le bulldozer avait abandonné. Je sentis ma gorge se nouer. Certes, mes trous dans le jardin en avaient impressionné plus d’un mais là, c’était Verdun !
-       ouah, ouah objectai-je
Mam’hum – support inconditionnel - répondit quelque chose de gentil, et enjoigna le groupe de visiter le potager. Tout le monde descendit ; je leur emboîtai le pas ; le mien, tout à coup plus léger. C’est alors que je compris. Au sol, des traces fraîchement laissées, signalaient la présence d’un chien - grande race. Tonton Gilbert me recrutait pour le chasser pardi ! Immédiatement, je me mis en devoir de répandre quelques mictions de territorialisation bien senties, histoire de mettre en demeure le bandit de garder le maquis. Sans respect pour la clôture par-dessus le marché… quel culotté ! D’autres indices visuels vinrent corroborer  mon intuition : ce chien devait peser au moins 60 kg pour labourer le sol de la sorte. Si ce n’était le devoir moral qui me liait à notre hôte, une connivence aurait pu s’installer entre moi et l’autre tant cette ardeur à creuser toute virile forçait l’admiration. Mais il n’était pas question de pactiser avec l’ennemi. Nous arrivâmes au verger. Là les humains montrèrent des signes de contrariété évidents. Tonton Gilbert levait les bras au ciel, Tata Michèle ramassait au sol des branches brisées. De mon côté, je menai mon enquête dicrètement. Je goûtai quelques prunes écrasées par terre, le  moindre renseignement pouvant être précieux. Si j’avais pu interroger les voisins ! Ils n’étaient pas loin, je les entendais aboyer depuis mon arrivée. Avaient-ils vu quelque chose de suspect ? entendu des bruits de nature insolite ? Puis, Tonton Gilbert nous mena jusqu’au potager. Et là, horreur ! Deux pieds de courgette avaient été enlevés ! Tata Michèle désignait l’endroit d’où les courgettes avaient disparu, la colère faisait trembler son doigt, pointé comme celui d’un justicier. Le trou béant figurait le vide existentiel des léguminae. C’était triste à pleurer. Par empathie, j’imaginai un champ de croquettes ravagé. Une larme perla. Mam’hum resta bouche bée. Je fis le tour des melons pour voir ça de plus près. Ceux-ci aussi avaient souffert. Quant aux tomates, elles semblaient indemnes tout comme les haricots. Le sinistre était grave certes, mais pas irréparable, avais-je envie de dire. Puis le doute s’insinua. Quel canidé normalement constitué ravagerait un potager ? Sans détester les légumes, nous ne sommes pas des herbivores. Un chien bio alors ? – faisant ses courses à la Roulotte, nourri au lait de soja et aux graines de luzerne ? Je n’y croyais guère. Ce même chien se serait de surcroît attaqué aux fruitiers avec cette fureur ? Car le spectacle ne laissait aucune ambiguïté : ce n’était pas les geais – tout d’abord injustement incriminés – qui avaient déchiré les filets recouvrant les pommiers, ni les hérissons qui avaient gratté les troncs avec une telle force, ni les mulots qui avaient laissé les noyaux ! Non, cela ne cadrait pas. Progressivement le profil psychologique que j’élaborais me rapprochait de la vérité : il s’agissait d’un monstre…D’un monstre nocturne, puissant, hargneux. Mon échine frissona. Puis le déclic se fit. Pauvre de moi, il s’agissait d’un SANGLIER ! Je fis volte-face et courus vers la maison mettre à l’abri un petit chiot à peine sorti des jupons de sa Mam’hum. C’est en vertu du principe de précaution que la sécurité de tous y gagne un peu tous les jours, non ? Une fois en haut, loin du verger et à des années lumière du potager, je m’assis pour reprendre mes esprits. Que projetait exactement Tonton Gilbert ?










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