La langue qui nous habite...

La langue qui nous habite...
La langue qui nous habite...calligraphie encres de chine et gouache de Odile Pierron

lundi 31 octobre 2011

le journal de Tempo n°7, chronique d'un chien presqu'humain

5 juillet
A 6h05, Mam’hum a avalé un bol de café mais a laissé ses tartines. A 6H08, elle a fermé une valise que Pap’hum a descendu à 6h09. A 6h10, Mam’hum m’a fait une caresse distraite, et une lointaine promesse, que je n’ai pas comprise, car un chien, à la différence d’un humain, n’anticipe jamais rien. A 6h12, j’ai entendu la porte d’entrée se refermer, j’ai senti mon cœur de chien, mon cœur de bête, se serrer ; j’ai entendu leurs pas dans l’escalier, leur voix s’éloigner. Je me suis faufilé par la chatière ; bientôt je ne pourrai plus y passer ; bientôt je ne pourrai plus aller voir qui arrive, qui part, qui revient, qui. Ce matin, à 6h14, c’était peut-être la dernière fois que je me contorsionnais pour passer la chatière. Je me suis posté, là où tout le monde me regarde d’en bas, tout en haut du talus, à la place d’où je veille, surveille, flaire, renifle le monde. A 6h15, je les ai vus passer devant la maison, monter dans le 4X4, je les ai vus ne pas me regarder. J’ai senti mon cœur de chien, mon cœur de bête, pleurer, à la manière d’un chien, sans larme et sans parole mais ça faisait quand même un énorme chagrin, là, à l’avant de mon être, un écran à ma vie, une grosse croquette mouillée qui allait m’étouffer. A midi, Pap’hum est revenu pour me faire manger mais il n’est pas resté. Le soir, personne n’est revenu.

6 juillet
Je suis réveillé depuis longtemps. Le volet de la porte est resté ouvert toute la nuit, il fait jour. J’écoute les bruits, concentré sur l’absence. Nul bruit de douche ; j’épie ; les canalisations se sont tues. Je me penche sur mon bol d’eau, je vois dans les deux yeux marrons qui tremblent à la surface de l’eau deux yeux marrons presque pareils qui tremblent à la surface de mon âme. Car un chien a une âme, élémentaire, bloc peu retouché, prototype une peu grossier de l’âme humaine, une âme embryonnaire de fœtus amniotique. Nulle voix, nul autre que soi. J’aboie, juste une fois. Tout à coup, j’entends la sonnerie, celle qui, tous les matins, me prévient. Je suis sur mes pattes. J’attends. La sonnerie me parvient, me prévient, quelqu’un vient ?... Non. Seule la sonnerie emplit tout le vide de mon cerveau de chien. Puis ça s’arrête. Le souvenir strident vibre longtemps, porté par l’air, soulevé par la mémoire. Il y a déjà trop de lumière, le bleu du ciel éclaire le blanc des choses par le dedans. Couché sur le côté, moi qui ne sais pas compter, j’envie ce qui se compte. Le nombre de carreaux au dessus de l’évier, ils sont dix-huit bien alignés, les sept cartons qui tiennent sur deux piles, les vêtements de jardin, les paires de bottes, les néons du plafond… je fais semblant de compter, vais au-devant, essaie de me rapprocher ; mais non, au semblable et au multiple, malgré moi je suis trop étranger, j’en reste subjugué.
Puis de nouveau j’aboie. C’est la voisine d’à côté. Je cesse d’aboyer. Elle me verse à manger, mais elle ne va pas rester.

7 juillet
Cette nuit, Cueillette est revenue, à un moment, j’ai cru.

8, 9, 10,11,12 juillet
Debout dans l’orlyval, Mam’hum regarde l’affiche « Orly Ouest, orly Sud : deux gares pour ne pas se tromper ». C’est bien trouvé. Elle essaie de deviner où se rendent les autres passagers, au volume des bagages, un critère simple, une réduction parfaite.Sa petite valise est posée sur la tranche, roues en l’air sur le travers, l’une d’elles tourne lentement entretenue par la vibration du train. Elle pense aux tortues qui se débattent quand elles sont sur le dos. Elle vérifie son mémo voyage : ouest. Elle le savait déjà. Deux précautions valent mieux qu’une ; avec deux gares, on ne sait jamais - même si on ne peut pas se tromper. Elle pourrait rater l’avion, ce que tout le monde ou redoute ou espère, ici. Elle prend rarement l’avion : redouter et espérer lui sont rigoureusement étrangers ; ce qui lui est familier, c’est l’entre-deux. Je comprends cela très bien. La peur instille l’espoir, l’espoir instille la peur, appelons cela « l’espeur », couleur secondaire, impure, provenant du mélange intérieur et inférieur de deux humeurs primaires.
Pendant ce temps-là, moi, je mûris. La séparation fait accélération. De mon tapis, je m’élève vers d’autres possibles, mes dents de lait sont toutes tombées et je secrète joyeusement l’adolescence, en hormones sexuelles de bonne qualité. Je délaisse mes jouets un instant, remplace les croquettes de mes rêves par des utopies, des phalanstères, des esperanto, des mondes solidaires, égaux et souriants, des mondes imaginaires, plus vrais que vrais, manifestes pour un monde meilleur, de grand partage, de communion, imaginant pour tous, riches et déhérités, sa part de croquette collective ; moi, le hippie christique que l’adolescence exalte, je donne une place à chacun dans la file d’attente, au milieu des vivats.  
Oui, je mûris. Ce « oui » en est la preuve. Ce « oui » me pose. Il vient d’un monde tout en affirmation, un monde blanc aux bords tranchants ; exit mon ancien monde, frangé, pommelé, tout en hésitation. Oui, je suis tout seul. Oui, Mam’hum est partie.
Je ressasse en boucle notre adieu, la ritualise en une geste magnifiant les hauts faits de notre existence, m’attarde sur les détails de notre quotidien, échantillons d’ordinaire tellement parlant de l’extraordinaire car ne pas se dire adieu laisse une vie entière en suspension. Pour le banquet d’adieu, pas de grands salamalecs non plus, la sobriété est forme de pureté, quelques croquettes auraient pu fait l’affaire. Nous nous serions quittés après avoir rompu une croquette en forme de cœur moitié moitié et salué l’amitié, front contre terre, graves et silencieux, se réjouissant qu’entre le Soi et d’autres Soi la continuité soit possible, qu’il existe de quoi pour un lien. De la grande connexion, connaitre l’inclusion aurait été merveilleux, là, tous les deux.

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